Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 12.djvu/736

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nombre total des ouvriers d’Elbeuf. à des soldats campés dans un pays étranger avec les liens de la discipline de moins. Plus rassise, moins audacieuse, la population sédentaire n’a que le tort de se laisser trop souvent dominer. En se confondant sous l’empire des relations habituelles, les deux élémens de la fabrique forment un mélange où la fermentation apparaît presque toujours de quelque côté.

Les rapports entre les ouvriers et les patrons, sans paraître difficiles a la surface, sont empreints au fond d’une défiance mutuelle. Ce sentiment est poussé si loin du côté des premiers, que les chefs d’industrie qui voudraient prendre une initiative généreuse et la réaliser sans contrôle rencontreraient d’insurmontables difficultés[1]. Veut-on faire accepter le bien et en tirer des effets utiles, il est indispensable d’y associer de près les ouvriers eux-mêmes, de manière à ce qu’ils aient une large part d’action et de surveillance. La tâche, il est vrai, devient plus rude et peut déplaire à certains esprits, bienveillans d’ailleurs, mais jaloux de diriger eux-mêmes les choses qu’ils ont conçues : qui ne voit cependant que le rôle de la générosité prend aujourd’hui des proportions plus hautes, et réclame à la fois plus de dévouement et un coup d’œil plus étendu ?

Les dispositions des ouvriers d’Elbeuf ne se résument pas en des animosités individuelles contre leur propre patron, mais en une sorte d’irritation générale contre l’organisation même de la fabrique. Plus dangereux peut-être, ce sentiment-là suppose dans les âmes moins de fiel et de haine. On a beaucoup parlé dans ces derniers temps de l’attitude des masses au moment de l’incendie qui a consumé si rapidement la belle et vaste usine où M. Victor Grandin avait accumulé, durant sa vie entière, toutes les ressources de sa rare activité. On s’est accordé à reconnaître le concours empressé et hardi des travailleurs attachés à l’établissement; mais on s’est plaint de l’indifférence de ceux du dehors: on a cité quelques paroles sinistres. Ces mots, par exemple, auraient été proférés à la vue des flammes : « Qu’(importe? autant vaut aujourd’hui que demain. » Il peut se rencontrer sans doute dans les bas-fonds de la population nomade d’Elbeuf un élément assez vicié pour que de tels propos aient été effectivement tenus. Je dois le dire toutefois, sur le champ même du désastre, où l’ame ne peut se défendre d’un douloureux saisissement, je me suis entretenu avec divers témoins de l’incendie, et je n’en ai point trouvé qui eussent entendu des paroles aussi détestables, dont la responsabilité devrait retomber d’ailleurs sur les individus pervers qui les auraient

  1. Un fabricant avait acheté au Havre, il y a quelques années, une assez forte quantité de riz, avec l’intention de céder cette marchandise au prix coûtant; il passa bientôt pour un accapareur éhonté, et dut renoncer à cette opération. La même expérience a été renouvelée depuis pour d’autres denrées, et n’a pas obtenu plus de succès.