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praticables les mettent à portée des dépôts. S’il en est ainsi, comment, dira-t-on, la tangue se répand-elle en si petite quantité sur les bords du canal d’Ille-et-Rance ? La raison en est simple : les dépôts naturels qui se forment et se renouvellent dans les anses de la Rance maritime suffisent à peine aux besoins de l’agriculture locale, et les frais, les dangers auxquels est assujettie la recherche de cette substance en dehors de Saint-Malo en restreignent l’importation dans les plus étroites limites. Pour enlever la tangue au milieu des récifs, pour manœuvrer sous le coup de vents impétueux au plus près d’une côte hérissée de rochers, il faut de légères embarcations et des équipages nombreux ; pour la transporter économiquement sur le canal, il faut de grands bateaux incapables de tenir la mer. Où prendrait-on d’ailleurs les 800,000 tonnes de tangue nécessaires à la saturation annuelle des cantons qui ne peuvent être desservis que par le canal, si ce n’est dans les dépôts sans cesse renouvelés du Mont-Saint-Michel ? Or, ces dépôts sont inaccessibles du côté de la mer. Le canal par lequel Vauban voulait faire couler paisiblement dans la Rance les eaux qui dévastent les grèves est le trait d’union qui doit mettre les tanguières en contact avec le vaste territoire qu’il s’agit de fertiliser ; il atteindrait la Rance sur un point où les bateaux de canal y navigueraient sans aucun danger, et, en maintenant le péage actuel d’un centime par kilomètre, la tonne de tangue vaudrait, rendue à Rennes, moins de 3 francs 50 centimes. Les travaux et les produits de la culture seraient ainsi doublés sur une étendue de 120 lieues carrées, et le canal inanimé d’Ille-et-Rance aurait peine à suffire à l’activité des transports ; aujourd’hui à charge à l’état, il deviendrait, par lui-même et par l’élargissement des bases de l’impôt dans toute la contrée, la plus abondante des sources locales du revenu public. Le projet de Vauban, comme il arrive presque toujours des idées vraiment justes et grandes, aurait donc des conséquences plus fécondes encore que celles que Vauban lui-même avait prévues. Il est vrai que la chaux remplace la tangue, et qu’elle pourrait arriver à Rennes des côtes de Normandie, et particulièrement du havre de Regnéville, où l’exploitation est au moment de prendre un essor remarquable ; mais cette circonstance affaiblit peu les avantages du projet de Vauban. Quoique la tangue et la chaux agissent à peu près de la même façon sur le sol, la fertilisation n’en est que mieux assurée par leur concours, et il y a place pour l’une et pour l’autre dans l’agriculture de la contrée[1].

  1. L’alliance des composts à base de chaux avec la tangue mêlée de fumier d’étable se fait avec beaucoup de succès dans le Cotentin. D’un autre côté, le mètre cube de bonne chaux grasse produit presque autant d’effet que huit mètres cubes de tangue de la baie du Mont-Saint-Michel ; mais le mètre cube de chaux vaut 15 francs sur les fours, et le mètre cube de tangue chargé sur les bateaux du canal ne coûterait pas plus de