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« — Eh bien ! soit, va pour douze roubles le poud de miel ; mais faites bien attention : vous avez été près d’un an à le récolter, ce miel ; vous avez eu de la peine, de la fatigue, du tracas. Vos mouches se sont envolées, elles sont mortes ; il a fallu les nourrir tout l’hiver dans le cellier, tandis que des âmes mortes, ce ne sont pas choses de ce monde. Cela ne vous donne pas d’embarras ; c’est le bon Dieu qui a tout fait pour qu’elles aient quitté ce monde, au grand dommage de votre maison. D’un côté, vous gagnez douze roubles avec bien du mal ; d’un autre côté, vous empochez gratis, non pas douze roubles, mais quinze, pas en argent, mais en assignations bleues. — Après cette vigoureuse argumentation, Tchitchikof ne doutait pas que la vieille dame ne se rendît enfin.

« — Mon Dieu ! répondit-elle, une pauvre veuve comme moi, qui n’entend rien aux affaires, que voulez-vous qu’elle vous dise ?… Je crois qu’il vaut mieux que j’attende qu’il vienne d’autres marchands ; alors, je verrai bien le prix que cela vaut.

« — Allons donc, la mère ! est-ce que vous songez à ce que vous dites ? Qui diable voudrait vous acheter cela ? Que voulez-vous qu’on en fasse ?

« — Mon Dieu ! dans un ménage… des fois…, tout peut servir, répondit Mme Korobolchka ; puis elle s’arrêta bouche béante, le regardant d’un air effaré et cherchant à savoir ce qu’il avait en tête.

« — Des morts dans un ménage ! où diable allez-vous ? Cela vous sert peut-être à effrayer les moineaux la nuit dans votre potager ?

« — Ah ! sainte mère de Dieu ! Quels vilains mots dites-vous là ! s’écria la vieille dame en faisant le signe de la croix.

« — Oui, voyons, où voulez-vous les mettre ?… Au reste, les os et les fosses, je vous les laisse ; c’est un transfert sur papier seulement que je vous demande. Allons, hein ? répondez-moi au moins, pour l’amour de Dieu.

« La vieille Korobolchka restait toute pensive sans répondre.

« — Voyons, à quoi pensez-vous, Nastasie Petrovna ?

« — Non, je ne crois pas que nous puissions nous arranger. J’aime mieux vous vendre du chanvre.

« — Du chanvre ! Je vous parle d’une affaire et vous me chantez chanvre ! Gardez votre chanvre pour quand nous parlerons chanvre. Lorsque je repasserai par ici, nous nous arrangerons de votre chanvre. Allons, voyons, Nastasie Petrovna…

« — Mon Dieu ! une marchandise comme cela, c’est si drôle, si singulier… Ici Tchitchikof, arrivé aux dernières limites de sa patience, l’envoya à tous les diables, en jetant par terre la chaise qui était auprès de lui. La vieille avait une grande peur du diable.

« — Oh ! ne parle pas de celui-là ! Dieu soit avec lui ! s’écria-t-elle en pâlissant. Il y a trois nuits que j’en ai rêvé, du maudit. C’est que le soir, après la prière, je m’étais amusée à me tirer les cartes. C’est un jugement de Dieu qui l’a envoyé. Ah ! qu’il était laid ! et des cornes plus longues que des cornes de bœuf !

« — Je m’étonne que vous n’en voyiez pas par douzaines ! Moi, par pure charité chrétienne, je me dis : Voilà une pauvre veuve qui s’extermine à faire aller sa maison… Que le diable la confonde et la patafiole !…