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fous aux commençans, avec les chiens, personnages d’un effet aussi irrésistible : le beau mérite d’arracher des larmes à votre lecteur, si vous cassez la patte à un caniche ! Homère, à mon avis, n’est excusable de nous avoir fait pleurer à la reconnaissance du chien Argus et d’Ulysse que parce qu’il fut le premier, je pense, à découvrir les ressources qu’offre la race canine à un auteur à bout d’expédiens.

J’ai hâte d’arriver à un petit chef-d’œuvre, le Ménage d’autrefois. En quelques pages, M. Gogol nous raconte la vie de deux bons vieillards, mari et femme, vivant à la campagne, gens dans la tête de qui n’entre pas un grain de malice, trompés et adorés de leurs paysans, égoïstes naïfs parce qu’ils croient tout le monde heureux comme ils le sont eux-mêmes. La femme meurt. Le mari, qui semblait ne vivre que pour faire bombance, languit et meurt quelques mois après sa femme. On découvre qu’il y avait un cœur dans cette masse de chair. On rit et l’on pleure en lisant cette charmante nouvelle, où l’art du narrateur se déguise sous la simplicité du récit : tout y est vrai, naturel ; il n’y a pas un détail qui ne soit charmant et qui ne contribue à l’effet général.

Les Ames mortes (Mèrtvyia doûchi), tel est le titre d’un roman de M. Gogol qui a obtenu un grand succès en Russie, et qui offre, dit-on, une peinture très fidèle des mœurs de la province en ce pays. Il est nécessaire d’expliquer ce qu’il faut entendre par âmes mortes, et l’explication sera un peu longue. En Russie, on estime d’ordinaire la fortune d’un propriétaire par le nombre de paysans qu’il possède. On les appelle des âmes, et ce mot s’applique en général aux mâles seulement, peut-être par un souvenir des façons peu galantes des Tartares, anciens conquérans de la Russie. Vous entendrez dire : M. un tel a mille âmes ; Mlle  A… apporte en mariage six mille âmes à M. B… Lisez six mille paysans, sans compter les femmes et les petits enfans, comme dans les dénombremens de Rabelais. Or, chaque ame paie sa contribution au trésor impérial, ou plutôt c’est le propriétaire qui paie pour elle ; mais les recensemens n’ayant lieu qu’à des intervalles assez éloignés, la contribution du propriétaire demeure fixe jusqu’à ce qu’une nouvelle opération de recensement ait constaté chez lui augmentation ou diminution d’ames. Tant pis pour ceux qui ont perdu des paysans par maladie ou autrement ; tant mieux pour celui qui a des paysannes fécondes. L’un paie pour ses âmes mortes, l’autre ne paie pas pour ses âmes vivantes.

Maintenant qu’on sait ce que c’est que des âmes mortes, et ce qu’il en coûte à les posséder, je commence l’analyse du roman de M. Gogol. Il l’intitule poème ; ce titre est une espèce d’énigme, le roman en est une autre, dont le mot ne se trouve qu’à la fin de l’ouvrage. Un M. Tchitchikof, ni jeune ni vieux, ni gras ni maigre, ni laid ni beau, fort doué de qualités négatives, arrive dans une grande ville de