Comme peintre de mœurs, M. Gogol excelle dans les scènes familières. Il tient de Teniers et de Callot. On croit avoir vu ses personnages et avoir vécu avec eux, car il nous fait connaître leurs manies, leurs tics, leurs moindres gestes. Celui-ci grasseie, celui-là biaise, cet autre siffle parce qu’il a perdu une incisive. Malheureusement, tout absorbé par cette étude minutieuse des détails, M. Gogol néglige un peu trop de les rattacher à une action suivie. A vrai dire, il n’y a pas de plan dans ses ouvrages, et, chose étrange dans un écrivain qui se pique surtout de naturel, il ne se préoccupe nullement de la vraisemblance dans la composition générale. Les scènes les plus finement traitées s’enchaînent mal ; elles se terminent, elles commencent brusquement ; maintes fois l’extrême insouciance de l’auteur pour la composition détruit comme à plaisir l’illusion produite par la vérité des descriptions et le naturel du dialogue.
Le maître immortel de cette école de narrateurs décousus, mais ingénieux et attachans, dans laquelle M. Gogol a droit à un rang distingué, c’est Rabelais, qu’on ne saurait trop admirer ni trop étudier ; mais l’imiter aujourd’hui, c’est, je crois, chose difficile et de plus dangereuse. Malgré les grâces inexprimables de sa vieille langue, on ne peut lire de suite vingt pages de Rabelais. On se lasse promptement de ce bien dire, si original, si coloré, mais dont le but échappe toujours, sauf à quelques Œdipes comme Le Duchat ou Éloi Johanneau. De même que les yeux se fatiguent à observer des animalcules au microscope, l’esprit se fatigue à la lecture de ces pages brillantes, où pas un mot n’est à retrancher peut-être, mais que peut-être aussi on pourrait supprimer tout entières de l’ouvrage dont elles font partie sans lui faire perdre sensiblement de son mérite. L’art de choisir parmi les innombrables traits que nous offre la nature est après tout bien plus difficile que celui de les observer avec attention et de les rendre avec exactitude.
La langue russe, qui est, autant que j’en puis juger, le plus riche des idiomes de l’Europe, semble faite pour exprimer les nuances les plus délicates. Douée d’une merveilleuse concision qui s’allie à la clarté, il lui suffit d’un mot pour associer plusieurs idées qui, dans une autre langue, exigeraient des phrases entières. Le français, renforcé de grec et de latin, appelant à son aide tous ses patois du nord et du midi, la langue de Rabelais enfin peut seule donner une idée de cette souplesse et de cette énergie. On conçoit qu’un si admirable instrument exerce une influence considérable sur le talent d’un écrivain qui se sent habile à le manier. Il se complaît nécessairement dans le pittoresque de ses expressions, de même qu’un dessinateur qui a de la main et un vieux crayon de Brookman s’applique involontairement à tracer des contours d’une exquise finesse. Rien de mieux sans doute ; mais il y a