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attachés ni au sol ni à la nation au milieu de laquelle ils vivent en parias, sans s’y être jamais incorporés.

Nous ne comptions passer que deux jours en cet endroit ; nous les employâmes à visiter Bouchir en détail. Le vrai nom de cette bourgade est Bender-Abou-Cheher, littéralement port et ville du grand-père. Ce sont les Arabes qui l’ont ainsi appelée, et ce sont eux qui l’ont fondée. Toutes les villes qui, placées sur cette côte, permettent aux navires d’y aborder, sont d’origine arabe. Les Persans ont toujours eu horreur de la mer et de la navigation. Retirés dans les terres et n’approchant qu’avec répugnance des sables baignés par les vagues, ils ont abandonné, d’abord aux Arabes, plus tard à des Européens, le soin de tirer parti des rares endroits que leur côte pouvait offrir, comme ports, à la navigation et au commerce maritime. Ainsi, dans tout le cours de la longue histoire de Perse, l’on ne voit jamais cette nation, je ne dirai pas figurer comme puissance navale, mais seulement déployer quelques voiles sur les mers qui baignent ses rivages au nord et au sud. Cependant, il y a un peu plus d’un siècle, un souverain de ce pays, un soldat parvenu, chez qui l’on n’aurait pas dû, d’après son caractère et ses exploits, soupçonner d’autres instincts que ceux de la guerre, conçut tout à coup l’idée de créer une marine pour défendre les côtes de la Perse ; mais c’était là un de ces caprices fugitifs, une de ces fantaisies que se passent quelquefois les despotes orientaux. Pourtant Nadir-Châh, car c’était cet usurpateur, mit une grande persévérance dans la réalisation de ce projet. Servi par les élémens indispensables à la création qu’il avait rêvée, on ne peut dire ce qui en serait résulté. Peut-être la Perse fût-elle devenue une puissance navale, et ses destinées eussent-elles été différentes ; mais le sol de ce pays se refusait à cette innovation : il est privé de bois propre à la construction des navires, et, à l’exception des forêts encore vierges du Mazenderân, il était alors, comme aujourd’hui, impossible d’y trouver un seul arbre qui pût fournir un soliveau. Nadir-Châh n’était pas homme à reculer devant une difficulté matérielle. Ses victoires, ses triomphes de tout genre, ne connaissaient plus d’impossibilités. Il voulut donc avoir une marine bon gré mal gré, et il enjoignit à un ingénieur européen qui se trouvait auprès de lui de construire sans retard un vaisseau de grande dimension. Le roi donna en conséquence l’ordre de couper dans les forêts qui bordent la mer Caspienne tous les bois nécessaires. Faute de chariots, ces bois furent portés à dos d’homme, au moyen de relais établis sur le parcours de plus de deux cents lieues qu’ils avaient à faire pour arriver à leur destination. Malgré tant d’efforts, le vaisseau ne fut jamais terminé, et resta pendant de longues aimées sur sa cale, où sa carcasse pourrie faisait encore naguère l’admiration des Persans.