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sentiers tracés sur ses rives et les buissons, qui ne portent aucune trace d’un débordement de la rivière, démontrent que jamais l’Aritupano, pas plus que la Guanipa, n’a pu creuser l’énorme chenal dans lequel il coule.

À une heure de distance, je traversai un petit lac desséché. Les bords étaient taillés à pic et élevés de quinze à vingt mètres ; le milieu était parsemé d’îles qui avaient la forme de tours, et étaient taillées à pic au point d’être entièrement inaccessibles. La nature du terrain qui formait l’escarpement était la même que celle qui formait l’escarpement du chenal de la Guanipa. Ces îlots avaient de vingt à soixante mètres de diamètre sur vingt mètres de hauteur ; le conglomérat qui les formait était tellement compacte et solide, qu’au pied il n’y avait qu’un talus d’un mètre d’élévation. Ce qui en prouve la solidité, c’est que les siècles qui se sont écoulés depuis que le fleuve s’est retiré, les pluies de l’hivernage, qui pendant trois mois sont fortes et continuelles, n’ont presque pas entamé ces murailles naturelles. Ce lac n’avait pas plus de mille cinq cents mètres de long sur une largeur égale, et recevait évidemment ses eaux, soit du chenal de l’Aritupano, soit de la Rivière Sèche.

À deux mille mètres de distance de ce lac, je rencontrai la Rivière Sèche et la rivière Chive. Si l’on pouvait concevoir quelques doutes sur le passage d’un grand fleuve dans ces contrées, il serait difficile d’y persister en voyant ces deux canaux. J’arrivai précisément au point où tous les deux prennent naissance, c’est-à-dire à l’endroit où un grand chenal de deux mille mètres se sépare en deux parties pour former le chenal du Chive et celui de la Rivière Sèche. En examinant les rives taillées à pic, le bec qui séparait les eaux et le fond de la Rivière Sèche, on croirait qu’il n’y a pas plus de quinze jours que la rivière a cessé de couler. À trois heures du soir, je m’arrêtai au bord de la rivière Chive. On alluma du feu pour faire cuire le dîner ; nous tendîmes nos hamacs entre les arbres ; je nommai la garde de service, quoique pensant fort peu à nos brigands, après quoi nous nous endormîmes fort tranquillement jusqu’à quatre heures du matin. Je fis charger les animaux, et nous partîmes au point du jour ; j’avais cessé de voyager de nuit pour éviter toute surprise et pour ne pas m’égarer.

J’arrivai à onze heures à la rivière du Tigre, qui présente les mêmes phénomènes que les rivières dont j’ai parlé, et un chenal de la largeur au moins de celui d’Aguasai. La rivière n’a pas plus de vingt mètres de large, mais elle est rapide et profonde de deux mètres environ ; nous la traversâmes à la nage, et les charges passèrent sur un tronc d’arbre abattu en travers. Nous couchâmes en cet endroit dans un grand bâtiment dont on avait voulu faire une église. Autour de l’église devait se former un village ; mais il est probable que de long-temps il n’y aura là de village, et que l’église, construite de bois et de terre, sera démolie par la pluie avant qu’on y ait chanté la messe. L’Espagnol qui veut fonder un village commence par bâtir une église ; le Français bâtit un théâtre et une salle de bal ; l’Américain du Nord commence toujours son village en établissant un cabaret ou une auberge ; l’expérience m’a démontré que les Américains du Nord étaient plus habiles que les autres.

De ce point, qu’on nomme Mercural, nous eûmes deux jours de marche, depuis deux heures du matin jusqu’à trois heures du soir, pour arriver à la Soledad, située sur la rive gauche de l’Orénoque en face d’Angostura, sans autre rencontre ni inconvénient que le soleil et le sable. Le chemin était plus frayé ;