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de plus deux cabanes d’Indiens et trois autres destinées à coucher les péons qui soignent les troupeaux. Je ne partis qu’au point du jour, et, comme l’escarpement sur lequel est situé Aguasai n’est praticable que dans deux endroits, un Français, qui m’avait donné l’hospitalité et qui résidait à Aguasai, M. Charles Darlenay, me conduisit jusqu’à l’endroit où la descente présentait moins de danger; de là il m’indiqua la route à suivre, me montrant dans le lointain, à une distance de deux mille cinq cents mètres au moins, une petite ligne rouge qui remontait sur la table de Guanipa au niveau de la table de Pelona, sur laquelle je me trouvais.

Après avoir descendu l’escarpement par un sentier en zigzag assez dangereux, je continuai de marcher pendant un quart d’heure; mais, ne voyant pas venir mes compagnons, je m’arrêtai sur un petit tertre pour leur donner le temps de me rejoindre. De ce lieu, reportant mes regards sur le point où j’avais passé, je fus surpris de voir que l’escarpement que j’avais descendu présentait la forme d’une muraille à pic de vingt à vingt-cinq mètres de hauteur, se prolongeant dans l’est et l’ouest et perdant ses deux extrémités dans l’horizon. J’examinai de nouveau le point que m’avait indiqué M. Darlenay, et où le sentier remontait sur la table de Guanipa; je me trouvai alors plus rapproché de sept ou huit cents mètres environ, et le brouillard du matin était dissipé : les objets m’apparurent avec des formes plus distinctes, et je reconnus une muraille ou escarpement à pic de la même forme que celui sur le bord duquel est bâti Aguasai, se prolongeant de chaque côté et perdant également ses deux extrémités dans l’horizon. Ces deux escarpemens étaient parfaitement parallèles; il était évident qu’ils avaient été formés par un grand courant d’eau. J’ai remonté le Mississipi jusqu’au Missoury, et je puis dire que jamais le père des eaux ne s’était présenté à moi sous des formes plus grandioses; j’étais réellement au milieu du lit d’un fleuve de proportions gigantesques qui avait cessé de couler. On ne pouvait se défendre d’un sentiment d’admiration mêlé de tristesse en contemplant ce squelette d’un grand fleuve, cette immense ruine de la nature.

Cependant mes compagnons m’avaient rejoint, et je continuai ma route en examinant avec attention le grand canal que je traversais, pensant que si, tout à coup le fleuve qui l’avait abandonné reprenait son cours et me trouvait au milieu de son lit, j’aurais bien de la peine à lui échapper. J’arrivai bientôt au bord de la jolie petite rivière de Guanipa, d’une largeur de quarante mètres environ, et que je passai facilement à gué, car elle n’avait pas plus de soixante centimètres de profondeur. Le soleil était déjà bien chaud, et, comme nous ne devions plus rencontrer d’eau qu’à une grande distance, je fis remplir les outres; les hommes se baignèrent un instant, et une demi-heure après je fis donner le signal du départ, A cinq cents mètres environ de la rivière Guanipa, je me trouvai au pied de l’escarpement, dont la hauteur était de vingt-cinq mètres environ. Arrivé sur le plateau de la table de Guanipa, je vis se dérouler devant moi une immense plaine parfaitement nivelée et qui se perdait dans l’horizon : c’était l’exact pendant de la table de Pelona que je venais de quitter.

En me retournant, je vis la Guanipa qui coulait toute petite au milieu de ce grand chenal, comme pour attester qu’il y avait une pente bien tracée et sans