Soledad, petite ville bâtie sur la rive gauche de l’Orénoque, en face d’Angostura. Je fus retenu à Aguasai vingt-quatre heures pour assister à des courses de taureaux dont les fêtes de la nouvelle année étaient l’occasion. Ce divertissement, le seul que l’on connaisse dans ces déserts, doit être considéré comme l’apprentissage et l’école de la seule profession possible dans un pays où il ne peut exister que très peu d’agriculture, et le long des morichals seulement. L’unique richesse des propriétaires qui habitent les rares villages situés à une journée de marche les uns des autres, au milieu de ces plaines, consiste en troupeaux de taureaux et de vaches abandonnés à eux-mêmes, chargés de pourvoir à leur nourriture et à leur défense contre les bêtes féroces, et qui, par cela même, sont retournés, à peu de chose près, à l’état sauvage. Du plus loin qu’un de ces troupeaux, composé de cent têtes et quelquefois davantage, peut apercevoir un cavalier, il fuit au galop avec la légèreté des cerfs, qui ordinairement vivent ensemble. Il faut donc être très bon cavalier pour réunir ces animaux et les ramener de temps à autre près de l’habitation de leur propriétaire. Les courses de taureaux ont pour but d’exciter et d’encourager l’agilité et l’adresse que les hommes employés à soigner les troupeaux sont obligés de déployer tous les jours de l’année; on vient y assister de très loin et en faisant deux ou trois jours de marche; les femmes et les filles des propriétaires de troupeaux y trouvent l’occasion de montrer leur toilette, les jeunes gens, et souvent même les hommes âgés, de faire preuve d’adresse, de sang-froid et de courage.
Les courses d’Aguasai furent très belles; le frère du président de la république, le colonel Monagas, y assistait, ainsi que les plus riches propriétaires de troupeaux des environs. Comme propriétaire d’un troupeau d’un millier de têtes sur le plateau de Saint-Augustin et possesseur de la meute la plus renommée du pays pour la chasse au tigre, je fus parfaitement accueilli. J’étais pour ces propriétaires de la plaine un confrère exilé au sommet des montagnes. Le divertissement que les habitans d’Aguasai appellent course de taureaux consiste à lâcher un taureau dans une enceinte de deux hectares environ. Si le taureau fait face aux hommes à cheval, des hommes à pied s’avancent sur lui en lui présentant un morceau de drap rouge; le taureau se précipite sur le morceau de drap; l’homme placé derrière évite le coup en s’effaçant légèrement, et le taureau frappe dans le vide sur le morceau d’étoffe; bientôt l’animal, déconcerté de frapper en vain, prend la fuite; alors les cavaliers le poursuivent; le plus agile le saisit par la queue, et, profitant du moment où le taureau au galop lève les pieds de derrière, il le renverse sur le côté. On ne tue point le taureau, on le fatigue; l’homme lui prouve sa force, et commence à le dompter. Ces divertissemens ont donc un but utile que j’ai toujours approuvé; il n’en est pas de même des courses qui ont lieu en Espagne, où on tue le taureau; elles m’ont toujours produit l’effet d’une brillante société qui se réunirait dans un abattoir.
Aguasai est situé au bord d’une barrancus, ou escarpement auquel je ne fis pas attention pendant les trente-six heures que j’y séjournai. J’avais à parcourir cent trente-cinq kilomètres avant d’arriver à la Soledad, et je ne devais rencontrer sur ma route que deux maisons, honorées sur la carte du titre de village sous les noms de Mercural et de San-Pedro ou Morichal Largo; il y a