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saint Jean et saint Luc, et sa curiosité lui a porté bonheur. Tous les apôtres, en effet, ont le caractère que l’Évangile leur assigne. Il est facile d’apercevoir un mélange d’extase et de rusticité. Or personne n’ignore que les prédicateurs de la foi nouvelle appartenaient aux classes laborieuses. M. Gleyre, en nous représentant la Séparation des Apôtres, s’est souvenu à propos de cette donnée si authentique et si long-temps méconnue. Les personnages qu’il a réunis au pied de la croix sont des pêcheurs, des charpentiers, des laboureurs, des vignerons. Ce caractère rustique est à mes yeux un mérite de premier ordre ; c’est le type indiqué par l’Évangile, et M. Gleyre a su le rendre avec une étonnante habileté.

Si de la partie purement idéale je passe à la partie matérielle, je n’ai pas à constater un progrès moins éclatant : toutes les têtes sont étudiées avec un soin scrupuleux ; les yeux regardent, les bouches parlent. Il serait difficile de trouver, parmi les maîtres les plus habiles, une imitation plus fidèle de la réalité ; et cependant l’imagination joue un rôle important dans cette œuvre qui, pour les yeux ignorans, n’est que la transcription littérale de la nature. Les mains et les pieds sont rendus avec une précision que je me plais à louer : c’est une louange que les artistes contemporains s’appliquent rarement à mériter ; ils emploient toutes leurs facultés à combiner des effets de théâtre, et regardent l’achèvement des extrémités comme une tâche au-dessous d’eux. M. Gleyre, éclairé par l’exemple des maîtres italiens, s’est résigné sagement à traiter les mains et les pieds avec autant de soin que les têtes, et je lui en sais bon gré. Je ne dis pas que la Séparation des Apôtres soit un ouvrage à l’abri de tout reproche. Quoique la part faite à l’imagination soit assez riche, elle pourrait être plus riche encore. Toutefois cette page nouvelle, comparée au premier tableau que M. Gleyre nous a donné, marque un progrès tellement évident, qu’il faudrait fermer les yeux pour ne pas le reconnaître : c’est le même savoir, le même zèle, soutenu par une imagination plus hardie ; c’est la réalité enrichie, agrandie par l’invention ; or, tous ceux qui ont étudié les arts du dessin savent que la peinture et la statuaire, malgré leur point de départ, ne se réduisent pas à l’imitation littérale de la réalité. Les deux hommes qui sont pour nous l’expression la plus haute de la Grèce et de l’Italie, Phidias et Raphaël, nous offrent dans leurs œuvres quelque chose de plus que la réalité. M. Gleyre ne l’ignore pas, et nous l’a prouvé dans sa Séparation des Apôtres ; s’il n’a pas accordé à l’imagination tout ce qu’il pouvait lui accorder, il lui a fait du moins une très large part.

La Nymphe Echo, qui malheureusement n’est pas restée en France, nous montre le talent de M. Gleyre dans toute sa splendeur et toute sa finesse. Rien de plus simple qu’une telle donnée, mais aussi rien de plus difficile à traiter, car il s’agit d’exprimer la beauté, la grâce, la