Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 12.djvu/505

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le Soir de M. Gleyre ne mérite aucun de ces reproches. Il est évident que l’auteur ne s’est mis en route qu’après avoir bien marqué, non-seulement le but qu’il voulait atteindre, mais la ligne qu’il devait parcourir. Il n’y a dans sa composition rien de sculptural, rien de littéraire. Les femmes qui saluent de leur sourire le penseur assis au rivage n’ont rien à démêler avec les bas-reliefs que la Grèce et l’Italie nous ont laissés; et leurs mouvemens, conçus et rendus selon les données de la peinture, ne laissent rien à deviner, rien à compléter.

Il y a pour l’éclosion spontanée de la pensée, comme pour l’éclosion des fleurs, un temps marqué par des lois impérieuses et que nulle volonté ne saurait abréger. Toutes les fois que la paresse ou l’orgueil tentent de violer ces lois, le châtiment ne se fait pas attendre. La pensée qui n’a pas été fécondée par une méditation laborieuse se produit sous une forme incomplète et confuse : M. Gleyre ne l’ignore pas. Depuis son séjour en Italie il a pu comparer à loisir les œuvres nées à terme et les œuvres nées avant le temps voulu. Aussi, avant de nous représenter la fuite des illusions, il a pris conseil de Nicolas Poussin et lui a demandé l’art d’exprimer clairement une idée sérieuse. Il a interrogé dans tous les sens l’intention qu’il avait conçue, et ne s’est décidé à la révéler qu’après avoir trouvé un langage à l’abri de toute équivoque. La méditation, en lui montrant tous les écueils d’un tel sujet, lui a montré en même temps comment il pouvait les éviter, et son tableau n’offre la trace d’aucune incertitude, d’aucune hésitation. Je ne dis pas qu’il ait été conçu en un jour, je suis loin de le penser; mais, du moins, si les tâtonnemens ont été nombreux, le spectateur n’est pas mis dans la confidence, et lorsqu’il s’agit de produire une œuvre au grand jour, c’est le point important. Ceux qui regardent ne tiennent pas à savoir si le tableau placé devant leurs yeux a été fait, défait et refait vingt fois avant de prendre une forme définitive. Pourvu que la pensée s’explique clairement, ils ne demandent rien de plus, et ils ont raison. Faire vite et bien faire sont deux points très distincts; les plus grands maîtres de la renaissance ne l’ignoraient pas, et les plus féconds seraient accusés de stérilité par les improvisateurs de nos jours. Le Soir de M. Gleyre est conçu d’après les principes que nous ont légués ces hommes illustres, sévères pour eux-mêmes, et qui, pour rendre dignement leur pensée, ne ménageaient ni temps ni veilles. Il n’a pas tenu à faire vite, il a tenu à bien faire, et les applaudissemens qu’il a recueillis lui ont prouvé qu’il ne s’était pas trompé en marchant d’un pas lent pour atteindre plus sûrement le but.

Dans la Séparation des Apôtres, je retrouve toutes les qualités qui recommandaient Saint Jean dans l’île de Pathmos, et je constate avec plaisir la présence d’une qualité nouvelle, je veux dire la présence de l’idéal. S’il est vrai, en effet, que tous les apôtres sont dessinés d’après