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porte. Les connaisseurs, tout en voyant ce qui manque à l’œuvre de M. Gleyre, ont rendu justice à la précision du dessin, à la fermeté du modelé, à l’ampleur des draperies.

Comment l’auteur, qui avait vécu si long-temps dans le commerce familier des maîtres italiens, a-t-il pu oublier si vite les leçons qu’il avait reçues d’eux? Il se présente une explication toute simple, et je crois qu’elle suffit pour excuser sa conduite. En 1840, quand M. Gleyre peignait son Saint Jean, la liberté tenait bien peu de place dans la peinture religieuse : la fantaisie régnait en souveraine dans la représentation des sujets empruntés au moyen-âge; s’agissait-il de l’Ancien ou du Nouveau Testament, la tradition reprenait ses droits et en usait avec une rigueur despotique. En présence d’un tel spectacle, M. Gleyre s’est cru autorisé à suivre l’exemple de Masaccio : ce que l’élève de Masolino avait fait pour combattre les Byzantins, il a cru pouvoir, il a cru devoir le faire pour combattre l’école sans nom qui s’attribuait le monopole de la peinture religieuse. Si telle a été sa pensée, sans l’accepter comme irréprochable, nous devons du moins la juger avec indulgence. Il a eu tort sans doute de remonter à Masaccio, sans tenir compte des maîtres qui ont élargi la voie; mais il a bien fait de réagir contre le goût pusillanime et servile qui dominait la peinture religieuse.

Au temps où nous vivons, quelle que soit la branche de l’art à laquelle on s’attache, il ne faut jamais perdre de vue les enseignemens du passé : tout ce qui a été fait doit servir de guide aux générations nouvelles. C’est pour avoir méconnu cette vérité que M. Gleyre n’a produit qu’une œuvre incomplète : son Saint Jean, malgré toutes les qualités qui le recommandent, ne parle pas assez vivement à l’imagination. Le visage, tout en exprimant le recueillement, la méditation et l’extase, tient par trop de points aux visages que nous voyons chaque jour. Emporté par le désir d’imprimer au personnage un caractère individuel, l’auteur a négligé le soin de l’idéaliser : c’est une figure admirablement peinte, ce n’est pas une figure poétique. La distinction est trop facile à saisir pour que je prenne la peine de l’expliquer. Cependant il y a dans ce premier ouvrage un présage heureux, qui s’est pleinement justifié.

Le Soir est une des plus charmantes compositions de l’école moderne. Je n’ai jamais eu un goût très prononcé pour l’allégorie; cette manière d’exprimer la pensée est presque toujours dépourvue d’animation. Malgré l’heureux emploi que Poussin et Rubens ont su faire de l’allégorie, je m’en défie, et je ne voudrais conseiller à personne de la choisir; mais le Soir de M. Gleyre répond à toutes les objections. Le sujet s’explique clairement, et le spectateur comprend si bien l’intention de l’auteur, qu’il ne songe pas à se demander s’il a devant les yeux des