Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 12.djvu/502

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui est vrai, ce qu’il faut dire, ce que personne ne pourra contester, c’est qu’il y a dans le Saint Jean de M. Gleyre une science profonde, une rare élégance. Cette part faite à la louange, il est juste d’ajouter que le peintre n’a pas accordé assez d’importance à l’idéal. Le visage exprime à la fois la rudesse d’un solitaire et la méditation d’un saint enlevé à la terre par de fréquentes extases. Cependant les esprits familiarisés avec les œuvres capitales de la renaissance souhaiteraient plus de grandeur, plus de sévérité dans les lignes. Il est facile de deviner que M. Gleyre, pour éviter la banalité, s’est astreint à copier presque littéralement un modèle réel. Je reconnais volontiers que son espérance n’a pas été déçue. Certes, il n’y a rien de vulgaire dans son Saint Jean, rien qui sente les traditions de l’école. Le caractère individuel du visage exclut toute pensée de réminiscence. Reste à savoir si le caractère individuel, très estimable en soi, suffit pour réunir tous les suffrages ; quant à moi, je ne le pense pas. Au temps de Masaccio. c’était un point très important ; car il s’agissait de rompre violemment avec la tradition ; il s’agissait de renvoyer au néant toutes ces têtes de Vierge, de Christ et de saints, que les Byzantins avaient importées en Italie, et que les premiers peintres florentins se transmettaient de génération en génération comme des recettes dont il n’était pas permis de s’écarter. Aussi les contemporains de Masaccio ont-ils accueilli avec autant de joie que d’étonnement la chapelle du Carmine, et leur joie était une joie légitime. Tous ceux, en effet, qui ont pu comparer l’œuvre de Masaccio à l’œuvre de son maître, Masolino de Panicale, reconnaissent la différence profonde qui les sépare. Chez Masolino, la tradition domine encore ; chez Masaccio, toutes les figures sont empreintes d’un caractère individuel, toutes les têtes sont étudiées d’après nature, et rien n’est livré aux hasards de la fantaisie. Est-ce à dire que le succès obtenu par Masaccio condamne tous les peintres à suivre sa trace ? Ce serait, à mon avis, une étrange manière de comprendre l’histoire de l’art. Oui, sans doute, l’exemple de Masaccio porte avec lui son enseignement : il est bon, il est sage de donner à toutes les figures un caractère individuel ; mais toutes les lois de l’art ne sont pas comprises dans l’individualité. Après Masaccio, Florence, Rome, Parme et Venise nous ont montré tout ce que l’idéal peut ajouter de grandeur et d’harmonie aux élémens fournis par la réalité. Léonard de Vinci. Raphaël, Corrége et Titien, tout en respectant, tout en étudiant avec ardeur les modèles que la nature leur offrait, n’ont pas cru pouvoir se dispenser de les idéaliser, d’en effacer les détails purement anecdotiques. M. Gleyre, en peignant son Saint Jean, a méconnu cette nécessité ; aussi son œuvre a-t-elle contenté les connaisseurs sans émouvoir la foule. C’est que la foule, sans avoir jamais réfléchi sur le rôle de l’idéal dans l’art, en tient compte à son insu dans les jugemens qu’elle