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Il est vrai que l’Angleterre s’applique aujourd’hui, par les écrits de ses publicistes et par la voix de ses hommes d’état, à convertir le monde entier au libre échange, et que, dans cette croisade nouvelle, elle ne craint pas de prodiguer le dédain et l’injure à la législation qui l’a faite si grande sur les mers. Nous ne lui reprocherons pas ce sentiment d’ingratitude manifeste à l’égard de ses vieilles lois; exclusivement préoccupée de son intérêt, elle ne se pique guère de reconnaissance, et l’on comprend qu’elle renie dans son passé la pratique d’un système qu’elle désirerait voir aboli chez tous les peuples. Si en effet le principe de protection était partout supprimé, si les pavillons pouvaient désormais entrer dans tous les ports sans y rencontrer ni droits de tonnage ni taxes différentielles, n’est-il pas évident que les nations dont la marine est déjà de force à ne plus redouter de concurrence obtiendraient immédiatement et s’assureraient pour l’avenir un avantage incontestable? L’Angleterre, qui figure au premier rang des nations maritimes, ne devrait-elle pas dès-lors augmenter les transports de son pavillon au détriment des pays qui n’ont pu jusqu’à ce jour conserver et entretenir leur marine que sous le régime de la protection? Il n’y a donc pas à se méprendre sur le but de la politique anglaise ni à s’étonner de la propagande qu’elle poursuit si habilement en faveur des idées de libre échange. Cette propagande a recruté d’assez nombreux prosélytes; nous avons cité les Pays-Bas, la Suède, la Sardaigne, les États-Unis. Quelle doit être, en présence de ces faits, l’attitude de la France? Quels seront, pour notre marine, les résultats des réformes opérées autour de nous? Dans quelle mesure pourrons-nous modifier le système qui régit notre navigation? Questions délicates et complexes, qui viennent nous surprendre au milieu de nos embarras intérieurs, et dont les pouvoirs publics en France ne sauraient cependant ajourner l’étude.

La France compte un effectif maritime considérable; au 31 décembre 1850, elle possédait 14,354 navires jaugeant ensemble 688,000 tonneaux; mais cet effectif, qui ne s’est pas sensiblement accru depuis dix ans, n’a pu être entretenu jusqu’ici qu’à l’aide des privilèges accordés pour la navigation coloniale et la pêche, et des surtaxes qui frappent les navires étrangers. Ainsi les transports que la législation nous réserve exclusivement ont employé, en 1850, 433,000 tonneaux (à voile et à vapeur). Dans les transports de la navigation de concurrence, notre pavillon, malgré la protection des surtaxes, n’a couvert que 1,192,000 tonneaux, tandis que le pavillon étranger en a employé 2,110.000. Il semble donc que, si l’on supprime les privilèges existans ainsi que les droits différentiels, notre part dans les opérations maritimes sera nécessairement diminuée, au bénéfice des pavillons étrangers : cette perte dans nos propres ports sera-t-elle compensée par les facilités que nous rencontrerions, en vertu des lois nouvelles, dans les ports étrangers?