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toucher ses cheveux, « tremper ses mains, disait Marie, dans la sueur de la mort. » C’était à cette condition, pensait-elle, qu’on pouvait acquérir la force de soigner des malades, d’assister des mourans, et surtout de se dompter soi-même, ce qui paraissait être, plus encore que la charité, le but de sa rigide dévotion.

Le père qui mettait auprès de ses enfans une maîtresse si inflexible pour la faible humanité indiquait assez par là ses propres sentimens. Il leur imposait lui-même le frein d’une main inexorable. Un front sévère, une voix lente et grave, un geste impérieux, telle était son attitude habituelle. Ce n’est pas que son cœur ne renfermât pour ses filles une profonde tendresse; ce n’est pas qu’il fût incapable de s’émouvoir (car l’émotion était souvent en lui si profonde, qu’elle lui coupait la voix); ce n’est pas même que son esprit fût dépourvu de grâce naturelle, qu’il ne laissât quelquefois entamer sa gravité par quelques sacrifices aux exigences d’un monde moins grave au milieu duquel il fallait vivre; ce n’est pas même que, dans l’intérieur de la maison, il ne s’abandonnât quelquefois à la gaieté et jusqu’au badinage; mais il voulait former des âmes fermes, et il aurait craint de les amollir par trop de caresses. Ce qui le poussait surtout dans cette voie, c’est qu’il avait vu les femmes de la fin du XVIIIe siècle, et qu’il avait gardé un vif dégoût de leur mollesse, de leur frivolité et du vide de leur esprit. Il opposait à ce tableau les images vénérables de sa mère et surtout de son aïeule. Il ne partageait cependant pas les croyances de la secte à laquelle elles appartenaient. Il réprouvait l’interprétation des solitaires de Port-Royal sur la doctrine de la grâce; il la trouvait contraire au sentiment de notre liberté et à l’établissement d’une saine morale, qui ne peut se passer de l’idée du mérite et d’une entière responsabilité. « Ils ont les textes pour eux, disait-il, et j’en suis fâché pour les textes. » Il répétait à ses enfans : « Il ne se peut pas que Dieu ne tienne aucun compte des efforts de l’homme, et que le vent de la grâce souffle où il lui plaît. Ce serait le fatalisme turc; il n’en est pas ainsi, mes enfans : Dieu est juste. » Mais il était resté frappé de la grandeur des caractères de la première génération de Port-Royal, de cette abnégation de soi-même, de cet amour des choses difficiles, de ce goût pour la vie pénible et rude. Telles étaient les vertus qu’il avait admirées dans sa mère et dans son aïeule, et qu’il voulait semer dans le cœur de ses filles. Il luttait pour cela contre la pente de sa tendresse, et s’imposait un ton plus austère qu’il ne l’aurait eu naturellement. Ce parti une fois pris, il le suivit avec une fermeté qui ne se démentit jamais. Il citait souvent à ses filles ce passage de la messe de mariage : « Il faut que la femme, pour soutenir sa faiblesse, s’arme de l’exactitude d’une vie réglée. » Dans sa maison, les actes de chaque jour s’accomplissaient régulièrement, à la même heure. Il ne pouvait