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suppléer Mme Royer-Collard, à qui une trop faible santé ne permettait pas d’entreprendre une tâche aussi continue que celle d’une éducation, il fit venir cette servante Marie-Jeanne dont nous avons déjà parlé. Cette fille s’était encore fortifiée dans la dévotion difficile par la lecture d’ouvrages d’un choix sévère. Elle possédait sept ou huit cents volumes de ce genre, qu’elle lisait avec attention. Son langage et ses lettres gagnaient à cette étude une couleur et une élévation singulières. Ce fut avec son aide que M. Royer-Collard s’efforça de donner à ses enfans une ame fortement trempée. Les deux jeunes filles se trouvaient soumises à l’action de deux volontés d’airain que rien ne pouvait fléchir. Cette servante Marie était envers elle-même d’une incroyable rigueur. Elle avait, dans son enfance, passé plusieurs fois le temps du carême en ne se nourrissant que de pain, parce que le second mari de sa mère, par une irréligion intolérante, glissait dans tous les mets celui que défend à cette époque l’abstinence chrétienne. Elle était fière et impérieuse, et elle disait à ses élèves : « J’aimais mieux être à la campagne qu’à la ville, auprès du bétail qu’auprès des dames, parce que là-bas je me faisais obéir; je me sens née princesse et altière, mais j’ai voulu plier mon ame à la servitude, et c’est pourquoi je suis venue. » Elle s’imposait l’obligation de soigner les maladies les plus hideuses, les plaies les plus dégoûtantes, et elle s’écriait : « On suppose peut-être que c’est par plaisir que je fais cela, et que mes sens grossiers ne se révoltent pas. Au contraire, mon cœur bondit; mais je veux le réduire. Tous les jours je me dompte et je me jette volontairement sur la pointe de l’épée. » Ce sont les propres paroles de cette fille des champs. Ses maîtres disaient souvent qu’elle avait toutes les qualités d’une fondatrice d’ordre religieux. Elle voulut faire ses élèves à son image, et elle allait chercher des malades avec des plaies révoltantes qu’elle venait panser au pied du lit de ces enfans. Elle leur imposait les plus sévères privations, et elle leur reprochait jusqu’à l’usage d’une lumière, qu’elles pouvaient épargner, disait-elle, en se levant plus tôt. Ce n’est pas tout : elle voulut que ces enfans, déjà rompues au spectacle des souffrances humaines, fussent familiarisées même avec l’aspect du trépas. Elle choisit à cet effet non pas un vieillard, chez lequel la mort semble un hôte attendu et vient souvent mettre fin à de longues douleurs, mais une jeune fille dont l’âge se rapprochait de celui de ses élèves, une jeune fille d’une éclatante beauté, qui succombait sous les fatigues que s’était imposées sa charité, et qui mourait le jour même où son fiancé revenait au village. Toutes les tortures qui pouvaient aggraver la dernière séparation s’étaient amassées sur cette tête. Ce fut à ce spectacle que la sévère institutrice conduisit ses élèves. Il fallut contempler ces traits jadis si purs, maintenant décomposés par la souffrance ; il fallut adresser la parole à la mourante, il fallut lui changer ses vêtemens,