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décembre, nous réussîmes enfin à sortir de ces détestables parages; mais les collines et les courans contraires nous poursuivirent au-delà du détroit d’Oby. Décidés à relâcher à Ternate pour laisser à la mousson le temps de s’établir, nous ne pûmes arriver à la hauteur de cette île que le 6 décembre. Nous avions fait quatre-vingt-dix lieues en vingt-un jours.

Le groupe volcanique situé entre la Calabre et la Sicile peut donner une idée de l’archipel qu’une vaste éruption a fait surgir sous l’équateur quelques milles en avant de la côte occidentale de Gillolo. Les cônes gigantesques de Ternate et de Tidor s’élèvent en regard l’un de l’autre, couronnés de cratères comme l’île de Stromboli. Un étroit passage sépare ces deux blocs de lave dont le front se perd dans les nuages à près de quatorze cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Nous nous engageâmes sans hésiter dans cette passe qu’une brise de nord-est nous promettait de franchir en moins d’une heure; mais, quand nous fûmes abrités par la terre, le vent ne tarda pas à nous abandonner : la marée, d’abord favorable, changea brusquement, et nous commençâmes à revenir sur nos pas en dépit de tous nos efforts. Pendant que nous étions ainsi livrés à la merci des courans, une pirogue se détachait du rivage de Tidor et se dirigeait vers notre corvette. Dix Malais, nus jusqu’à la ceinture et coiffés du chapeau conique des Chinois, maniaient la pagaie avec ardeur et faisaient bondir sous leurs bras nerveux la nacelle dorée dont un élégant tendelet protégeait la poupe contre les rayons du soleil. Lorsqu’un souffle de vent écartait les rideaux qui pendaient du toit de la galère, deux blanches robes de femmes apparaissaient entre les rangs serrés des rameurs, deux fronts pâles et gracieux semblaient se pencher vers nous, et se rejetaient aussitôt en arrière. Cette suave apparition nous eût rappelé dans les mers de la Grèce les riantes théories qui voguaient vers Délos. Dans les eaux de Ternate, nous devions naturellement penser que le hasard propice nous avait placés sur la route de l’heureux sultan de Tidor; mais les dalems des princes des Moluques ne renferment pas de ces fraîches houris, fleurs délicates du ciel de l’Occident, et plus la pirogue s’approchait, plus cette première supposition devenait improbable. Nos incertitudes furent bientôt dissipées: à quelques pieds de la corvette, les Malais, par un geste brusque et rapide, relevèrent leurs pagaies, et le riche Européen qui montait, avec sa fille et sa nièce, ce charmant bateau de plaisance se porta sur l’avant de la pirogue pour nous offrir ses services. Ancien marin, il voulut nous laisser un de ses rameurs, qu’il chargea de nous guider dans la passe jusqu’au moment où, ayant déposé sa famille à terre, il vint lui-même, à défaut de pilote, conduire pendant la nuit notre corvette au mouillage. Un pareil début faisait assez connaître quel accueil nous attendait à Ternate.