Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 12.djvu/226

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dévorera. « Comme l’antique Némésis que ni les prières ni les menaces ne pouvaient émouvoir, la révolution s’avance d’un pas fatal et sombre sur les fleurs que lui jettent ses dévots, dans le sang de ses défenseurs et sur les cadavres de ses ennemis. » C’est en dehors de tous les moyens usités, en dehors même, s’il le faut, de tous les moyens moraux qu’il faut trouver une solution à ce problème. Que tout vous soit bon pour vous délivrer : liquidation sociale, mobilisation du sol, violation des contrats; que préférez-vous? périr ou vous sauver? Si vous préférez vous sauver, en vertu de mon principe de la propriété, expropriez-vous les uns les autres. Vous pensez peut-être que, pourvu que vous accomplissiez votre devoir individuel, que vous soyez fidèles à vos engagemens, que vous soyez honnêtes et vertueux, vous n’avez rien à craindre : — erreurs qui correspondent à des conceptions théologiques désormais passées de mode! L’accomplissement de votre devoir individuel ne vous délivrera ni des frénésies populaires, ni de la torche révolutionnaire. Résignez-vous au fait, oubliez toutes vos anciennes habitudes et traitez-vous comme de vivans préjugés; satisfaites à la révolution comme vous satisferez un jour à la mort, comme vous satis- faites déjà aux lois nécessaires de la nature, sans récriminations, car dans ce siècle le fait est tout, et la croyance intérieure n’est rien. Telle est la pensée qui se dégage invariablement de tous les écrits de M. Proudhon, et qui l’égaré. Cette idée que le fait est complètement fatal, complètement en dehors de la volonté humaine, le conduit à une philosophie et à une économie empiriques, toutes d’expédient, et quelquefois, pour lâcher le mot, à d’assez malhonnêtes manières de penser, ou, comme on eût dit au XVIIe siècle, à des raisonnemens forts impertinens.

Nous, au contraire, nous pensons que si le fait nous domine, c’est que les vertus intérieures ne nous dominent pas assez, et qu’elles nous laissent par leur absence sans défense contre les dangers extérieurs. Cependant M. Proudhon n’est pas sans avoir une vague aperception de cette vérité, et lorsqu’il attaque ses coreligionnaires, soit M. Louis Blanc, soit M. Ledru-Rollin, il démontre pertinemment que l’association ne peut s’établir sans le libre concours des volontés individuelles, et il oppose très bien l’idée du contrat à l’absurde idée de gouvernement direct, qui, dans ces derniers temps, a fait quelque bruit. Il cherche la solution du socialisme dans un certain rétablissement de l’équilibre des forces économiques; mais comment ne voit-il pas, lui qui a démontré que l’association était impossible sans le libre consentement des individus, que ce rétablissement, à supposer qu’il y ait à rétablir quelque chose, ne peut s’opérer indépendamment de la volonté humaine? Et la volonté elle-même suffit-elle? Si les hommes qui auront eu un quart d’heure de bon vouloir spontané sont vicieux, enclins au mal, au mensonge, cet équilibre ne sera-t-il pas aussitôt détruit ?