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prêcher, il rentra chez lui sans avoir rencontré un seul individu, homme ou femme, libre ou esclave, qui ne l’eût accablé d’affronts et n’eût repoussé ses exhortations avec mépris. Accablé, découragé, il s’enveloppa de son manteau et se jeta sur une natte. C’est alors que Gabriel lui révéla la belle surate : Ô toi qui es enveloppé d’un manteau, lève-toi et prêche… Toutefois ce parfum de sainteté n’apparaît qu’à de rares intervalles dans sa période d’activité. Peut-être reconnut-il que le sentiment moral et la pureté de l’ame ne suffisent pas dans la lutte contre les passions et les intérêts, et que la pensée religieuse, du moment qu’elle aspire au prosélytisme, est obligée de prendre les allures de ses adversaires moins délicats. Il semble du moins qu’après avoir cru sans arrière-pensée à sa prophétie, il perdit ensuite sa foi spontanée, et continua néanmoins de marcher, guidé par sa réflexion et sa volonté, moins grand dès-lors, — à peu près comme Jeanne d’Arc redevint femme dès qu’elle réfléchit sa mission et perdit sa naïveté. L’homme est trop faible pour porter long-temps la mission divine, et ceux-là seuls sont immaculés que Dieu a bientôt déchargés du fardeau de l’apostolat.

Question plus étrange peut-être et que la critique pourtant ne peut se refuser à poser : Jusqu’à quel point les disciples de Mahomet croyaient-ils à sa mission prophétique ? — Il peut sembler étrange de révoquer en doute la parfaite spontanéité et la conviction absolue d’hommes que l’élan de leur foi entraîna du premier bond jusqu’aux extrémités du monde. D’importantes distinctions sont pourtant ici nécessaires. Dans le cercle des fidèles primitifs, parmi les Mohadjir et les Ansâr[1], la foi était, il faut l’avouer, à peu près absolue ; mais, si nous sortons de ce petit groupe, qui ne dépassait pas quelques milliers d’hommes, nous ne trouvons autour de Mahomet, dans tout le reste de l’Arabie, que l’incrédulité la moins déguisée. L’antipathie des Mecquois pour leur compatriote ne fut jamais pleinement domptée ; l’épicuréisme qui régnait chez les riches Koreischites, l’esprit léger et libertin des poètes alors en vogue ne laissaient place à aucune conviction profonde. Quant aux autres tribus, il est certain qu’elles n’embrassèrent l’islamisme que pour la forme, sans s’enquérir des dogmes qu’il fallait croire et sans y attacher grande importance. Elles ne voyaient pas grand inconvénient à prononcer la formule de l’islam, sauf à l’oublier quand le prophète ne serait plus. Lorsque Khâlid parut chez les Djadhîma en les sommant d’embrasser la foi du prophète, ces bonnes gens savaient si peu de quoi il était question, qu’ils crurent qu’il s’agissait du sabéisme, et qu’ils jetèrent leurs armes en criant : « Nous sommes

  1. Les Mohadjir étaient les Mecquois qui accompagnèrent Mahomet dans sa fuite (hedjra) ; les Ansâr, les Médinois qui l’accueillirent et se firent ses défenseurs contre ses propres concitoyens.