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ment un personnage historique : nous le touchons de toutes parts. Le livre qui nous reste sous son nom représente presque mot à mot les discours qu’il tenait. Sa vie est restée une biographie comme une autre, sans miracles, sans exagérations. Ibn-Hischâm, le plus ancien de ses historiens, Aboulféda, son biographe érudit, sont des écrivains sensés. C’est à peu près le ton de la Vie des Saints, écrite d’une façon dévote, mais raisonnable, quelque chose comme Alban Butler ou dom Lobineau. Et encore l’on pourrait citer vingt légendes de saints, celle de saint François d’Assise par exemple, qui sont devenues infiniment plus mythiques que celle du prophète de l’islamisme.

Mahomet ne voulut pas être thaumaturge : il ne voulut être que prophète, et prophète sans miracles. Il répète sans cesse qu’il est un homme comme un autre, mortel comme un autre, sujet au péché et ayant besoin comme un autre de la miséricorde de Dieu. À sa mort, voulant mettre ordre à sa conscience, il monte en chaire. « Musulmans, dit-il, si j’ai frappé quelqu’un de vous, voici mon dos, qu’il me frappe. Si quelqu’un a été outragé par moi, qu’il me rende injure pour injure. Si j’ai pris à quelqu’un son bien, tout ce que je possède est à sa disposition. » Un homme se leva et réclama une dette de trois dirhems. « Mieux vaut, dit le prophète, la honte en ce monde que dans l’autre, » et il paya sur-le-champ.

Cette extrême mesure, ce bon goût vraiment exquis avec lesquels Mahomet comprit son rôle de prophète, lui étaient imposés par l’esprit de sa nation. Rien de plus inexact que de se figurer les Arabes avant l’islamisme comme une nation grossière, ignorante, superstitieuse : il faudrait dire au contraire une nation raffinée, sceptique, incrédule. Voici un curieux épisode des premiers temps de la mission de Mahomet qui fait très bien comprendre, ce me semble, le scepticisme glacial qu’il rencontrait autour de lui et l’extrême réserve qui lui était commandée dans l’emploi du merveilleux. Il était assis dans le parvis de la Caaba, à peu de distance d’un cercle formé par plusieurs chefs koreischites, tous opposés à ses doctrines. Otba, fils de Rebia, l’un d’eux, s’approche de lui, prend place à ses côtés, et, parlant au nom des autres : « Fils de mon ami, lui dit-il, tu es un homme distingué par tes qualités et ta naissance. Bien que tu mettes la perturbation dans ta patrie, la division dans les familles, que tu outrages nos dieux, que tu taxes d’impiété et d’erreur nos ancêtres et nos sages, nous voulons user de ménagemens avec toi. Écoute des propositions que j’ai à te faire, et réfléchis s’il ne te convient pas d’en accepter quelqu’une. — Parle, dit Mahomet, je t’écoute. — Fils de mon ami, reprit Otba, si le but de ta conduite est d’acquérir des richesses, nous nous cotiserons tous pour te faire une fortune plus considérable que celle d’aucun Koreischite. Si tu vises aux honneurs, nous te créerons