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phète. Autour de la mosquée attenante à la maison de Mahomet régnait un banc, sur lequel avaient élu domicile des hommes sans famille ni demeure, qui vivaient de ses générosités et mangeaient souvent avec lui. Ces hommes, que l’on appelait les gens du banc (ahl-el-soffa), étaient censés connaître beaucoup de particularités sur la personne de Mahomet, et leurs souvenirs devinrent l’origine d’innombrables dires ou hadith. La foi musulmane elle-même fut effrayée de la multitude de documens ainsi obtenus : six sources légitimes furent seules reconnues à la tradition, et l’infatigable Bokhari avoue que, sur les deux cent mille hadith qu’il avait recueillis, sept mille deux cent vingt-cinq seulement lui paraissaient d’une authenticité incontestable. La critique européenne pourrait assurément, sans encourir le reproche de témérité, procéder à une élimination plus sévère encore. Toutefois on ne peut nier que ces premiers récits ne nous présentent beaucoup de traits de la physionomie réelle du prophète, et ne se distinguent d’une manière tout-à-fait tranchée des recueils d’histoires dévotes, imaginées uniquement pour l’édification des lecteurs. Le véritable monument de l’histoire primitive de l’islamisme, le Coran, reste d’ailleurs absolument inattaquable, et suffirait à lui seul, indépendamment des récits des historiens, pour nous révéler Mahomet.

Je ne vois dans aucune littérature un procédé de composition qui puisse donner une idée exacte de la rédaction du Coran. Ce n’est ni le livre écrit avec suite, ni le texte vague et indéterminé arrivant peu à peu à une leçon définitive, ni la rédaction des enseignemens du maître, faite après coup, d’après les souvenirs de ses disciples. Le Coran nous offre le singulier exemple d’un texte non écrit, et pourtant très arrêté, composé même avec beaucoup de réflexion. C’est le recueil des prédications, et, si j’ose le dire, des ordres du jour de Mahomet, portant encore la date du lieu où ils parurent et la trace de la circonstance qui les provoqua. Chacune de ces pièces était écrite, après la récitation du prophète[1], sur des peaux, sur des omoplates de mouton, des os de chameau, des feuilles de palmier, ou conservée de mémoire par les principaux disciples que l’on appelait porteurs du Coran. Ce ne fut que sous le khalifat d’Abou-Bekr, après la bataille du Yemâma, où périrent un grand nombre de vieux musulmans, que l’on songea à « réunir le Coran entre deux ais, » et à mettre bout à bout ces fragmens détachés et souvent contradictoires. Il est indubitable que cette compilation fut exécutée avec la plus parfaite bonne foi. Aucun travail de coordination ou de conciliation ne fut tenté : on mit en tête les plus longs morceaux ; on réunit à la fin les plus courtes surates[2] qui n’avaient que quel-

  1. Le mot coran veut dire récitation, et ne réveillait aucune idée analogue à celle du livre (kitâb) des Juifs et des chrétiens.
  2. C’est le nom que l’on donne aux chapitres du Coran.