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redoutés. Tacon était en effet un inflexible chef qui soupçonnait le silence, punissait le murmure, emprisonnait, exilait et faisait peser toutes les rigueurs politiques sur cette aimable race créole. Il est vrai qu’en même temps il purgeait la Havane des voleurs et des assassins qui infestaient les rues ; il fermait les maisons de jeu où les fils de famille allaient dissiper leur fortune ; il faisait cesser les dilapidations administratives ; il construisait des édifices et assurait au commerce la protection d’une indomptable volonté : de telle sorte que l’esprit cubanais est encore aujourd’hui partagé entre la haine et la reconnaissance pour ce bienfaiteur violent qui se plaisait à traiter toute une race soumise à son empire comme un enfant gâté et capricieux.

Un des caractères remarquables de cette population si favorisée matériellement et politiquement dépendante, c’est une intelligence souple et vive, une aptitude naturelle à ressentir toutes les jouissances des arts, une extrême ardeur de savoir et de connaître : tout cela peu profond et servant comme de rudiment à une civilisation intellectuelle qui tend à se former à travers les difficultés d’un régime sévère. La Havane a ses théâtres magnifiques de la Alameda et de Tacon, où la musique italienne alterne avec le drame cubanais. Des sociétés littéraires se sont formées à diverses reprises. Chaque ville a ses journaux, où, faute de politique, des milliers de sonnets fleurissent, et ce n’est pas le moindre contraste, selon la spirituelle observation de Mme  Merlin, que de voir dans les hatos de Puerto-Principe, au cœur même de l’île, à côté des usages partout survivans du passé, ce spécimen de la vie moderne, — le journal. Au milieu des agitations de notre siècle, Cuba a eu son groupe peu nombreux, mais distingué, de talens moins connus de l’Europe que de l’Amérique : don Antonio José de Saco, Heredia, Placido, Milanes, Cirillo Villaverde, Cardenas y Rodriguez. Le premier, Saco, auteur d’essais multipliés, — Mi primera Pregunta, Examenes analitico-politicos, Supresion del Trafico de Esclavos en la isla de Cuba, — est un publiciste éminent que la hardiesse de ses opinions politiques et économiques a conduit en exil. Les autres sont des poètes lyriques ou dramatiques et des écrivains de mœurs. Quelques-uns de ceux-ci, tels que Heredia et Placido, sont morts d’une manière tragique, l’un proscrit, l’autre fusillé. La vie intellectuelle à Cuba, au reste, comme dans tous les pays, n’est que le commentaire du mouvement social. Qu’on réunisse quelques-uns de ces traits que nous cherchions à ressaisir, — frémissement secret des âmes sous le joug espagnol, antagonisme des races, éblouissement d’une nature splendide, reflet du ciel des tropiques dans les caractères et dans les mœurs, exubérance des passions, ardeurs mobiles d’une existence sans gravité sinon sans originalité, — c’est là le fonds permanent qui se révèle chez la plupart de ces écrivains à travers l’inexpérience même de leurs