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se retrouvent dans les mœurs cubanaises et leur communiquent une originalité plus poétique que forte. Rien de rude et de contraint comme dans les mœurs de l’Amérique du Nord : au contraire, une familiarité exquise de relations, ce que les Espagnols appellent le trato poussé au dernier degré, un esprit de sociabilité léger et charmant, Il semble que cette société trouve son expression la plus achevée dans quelqu’une de ces belles créoles au corps souple et ardent, au regard enivrant et mystérieux, qui, le jour, passent leur temps à se balancer sur leur butaca en mangeant les fruits les plus rares, et le soir, enveloppées dans la dentelle et la soie, vont dans leur gracieuse volante au paseo de Tacon, à la Havane, respirer la brise embaumée des mers tropicales. Rien de sérieux aussi dans cette vie créole dont les poétiques dehors cachent mal un fonds inépuisable d’imprévoyance et d’ardeur oisive qui va s’assouvir dans les fêtes, les plaisirs coûteux et les caprices passionnés des sens ou du cœur. Le planteur cubanais, le fils du pays, — hijo del pais, — ne se sent point le goût des préoccupations sévères; il oublie l’avenir pour le présent, dépense sans compter les trésors d’une nature féconde, grève ses propriétés, engage ses récoltes futures aux industrieux Catalans qui vont faire leur fortune à Cuba, et n’a pas l’air de se douter qu’avec quelques vertus de plus il ferait de son opulence l’instrument et le pivot de la prospérité de son île. Ces tendances oisives et frivoles, qui sont la grâce et le vice d’une société sans profondeur, tout contribue peut-être à les entretenir dans la vie cubanaise, — et l’action du climat et l’esprit métropolitain lui-même, qui, en même temps qu’il dispense volontiers les Cubanais de s’occuper trop librement des intérêts de leur pays, ne cherche point à utiliser leur activité en leur ouvrant la carrière administrative, L’Espagne en général ne confie point d’emplois publics dans l’île à la population créole. Elle envoie ses propres enfans remplir ces charges lucratives et parfois oppressives. De là un secret antagonisme entre l’élément espagnol européen et ce qu’on pourrait appeler à quelque degré l’élément national cubanais, — le fils du pays, qui ressent cette exclusion comme une injure, s’accoutume à voir dans l’envoyé de la métropole un dominateur étranger, et se rejette dans l’oisiveté passionnée de ses mœurs comme dans un refuge où il nourrit ses griefs.

De ce monde indolent et charmant, il serait assurément facile de détacher plus d’un type curieux et pittoresque où se refléterait quelque chose de la vie cubanaise dans son expression la plus locale. Aucun n’égalerait en originalité ce type étrange de la nature espagnole transformée par le soleil des tropiques et l’indépendance sauvage qu’on retrouve à un certain degré de la sphère sociale à Cuba, — le guajiro. C’est le campagnard de Vuelta-Abajo, de Guanajay, quelque chose comme un gaucho de la pampa argentine, moins mêlé primitivement de sang indien cependant, doué de plus d’instincts de sociabilité, il