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regards de l’Europe et à son insu. Ce qui est plus nouveau et plus particulièrement propre à notre siècle, c’est que la multiplicité des rapports, la rapidité électrique des communications nous font assister pour ainsi dire à tout ce qui se fait ou se tente sous toutes les latitudes. Notre œil peut suivre jour par jour, heure par heure, les péripéties du drame contemporain. N’est-ce point là, à vrai dire, la grande et peut-être l’unique poésie de notre époque? Où donc est la poésie, si elle n’est point dans cette révélation permanente des choses lointaines, dans ce spectacle simultané des manifestations les plus diverses de l’activité humaine ? Nous avons les bulletins périodiques des révolutions et des guerres qui se poursuivent à trois mille lieues. Chaque jour, un incident nouveau, grandiose ou bizarre, héroïque ou même criminel, peu importe, vient frapper notre attention par les couleurs dramatiques et mettre à nu le travail universel de la civilisation. Ici, c’est l’Angleterre forçant par le fer et la flamme l’entrée de la Chine, ou dévorant sans bruit une province, un royaume de plus dans l’Inde. Tournez le regard d’un autre côté, vers l’archipel des Philippines : là, à Jolo, il y a quelques mois à peine, une expédition espagnole allait atteindre dans son repaire toute une population fière et belliqueuse de pirates malais qui se faisaient hacher sur leurs brèches et tuaient leurs femmes et leurs enfans pour ne point les laisser tomber entre les mains de leurs ennemis civilisés. Voici, à l’heure qu’il est, une insurrection nouvelle qui vient activer la dissolution du Mexique et élargir devant la race anglo-américaine la route qu’elle s’était déjà frayée au cœur du vieil empire de Montezuma. Hier encore, c’était mieux, c’était un rapt à main armée, tenté en plein océan sur une paisible et florissante possession d’une nation européenne par une nuée d’écumeurs de mer : nous voulons parler de l’invasion de l’île de Cuba.

C’est là assurément un des épisodes les plus curieux et les plus extraordinaires de ces derniers temps. Cinq ou six cents flibustiers sont ramassés dans les villes de l’Union américaine, équipés et armés; on frète pour eux des navires publiquement; on leur donne un drapeau de fantaisie, le drapeau de l’annexion. Leur chef leur distribue d’avance les terres de la nouvelle conquête; des proclamations et des journaux célèbrent en style lyrique leur expédition, certes des plus singulières en plein XIXe siècle. Le jour venu, ils se précipitent sur leur proie; on connaît la digne fin d’une telle aventure : cinquante soldats de la prétendue armée libératrice de Cuba fusillés sur une esplanade, et leur chef, Narcisso Lopez, puni du supplice du garrote sur la place d’armes de la Havane, aux applaudissemens des noirs attirés par la tragédie! Ce qui intéresse évidemment dans une tentative semblable, ce n’est ni l’action en elle-même, ni la répression sanglante et juste qui la dénoue : c’est le sens qui s’y attache, c’est l’ensemble des questions qu’elle éveille