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ait joué la comédie lorsqu’il parle en homme d’importance, et qu’il dit par exemple à Woodfall : « Après une longue expérience du monde, j’affirme devant Dieu que je n’ai jamais connu un coquin qui ne fût malheureux. »

Nous indiquerons sur-le-champ quelques objections. La première, et qui serait forte, la seule même que mette en avant le docteur Good, s’appuie sur un passage de la scène, déjà citée, où un anonyme fait figurer les principaux membres du ministère. Lord Townshend, fort embarrassé, y dit ces mots : « Je crois que la meilleure chose que je puisse faire est de consulter mylord George Sackville. Son caractère est connu et respecté en Irlande autant qu’il l’est ici ; je sais qu’il aime à être posté sur les derrières aussi bien que moi. » Si cette scène était certainement de Junius, le passage serait grave, car j’ai peine à en croire ceux qui veulent que lord George, pour détourner les soupçons, ait eu le triste courage de faire une plaisanterie sur son honneur ; mais quoique M. Wade trouve cette scène tout-à-fait dans le goût de Junius, elle appartient à un genre qui n’est pas le sien, et la forme comique nous semble peu à son usage. Il ne se met pas à la place de ses adversaires même pour les rendre ridicules, il les attaque de front. M. Jaques penche à rejeter comme apocryphe ce dialogue satirique et qui n’est qu’une continuation de la lettre des portraits du Corrége, lettre que rejette M. Wade comme injurieuse pour lord Chatham. Et le dialogue et la lettre ne nous inspirent aucune confiance.

Une autre objection se présente. Aucune preuve n’est donnée du talent d’écrire de lord George Sackville. Il passait pour un homme d’un esprit très distingué ; il parlait bien et brillait parmi les habiles du parlement. On citait son instruction littéraire, mais il n’a fait aucun ouvrage ; il n’était pas un auteur de profession, il écrivait peu. Sa lettre sur son procès à lord Fitzroy est assez médiocre, et ce qu’on a pu connaître de sa correspondance officielle ne porte point de traces d’un style original. Ce n’est pas une preuve qu’il ne sût pas au besoin bien écrire, mais c’est une raison de douter ; nous devons même dire que l’on cite de lui quelques fragmens de discours remarquablement bien tournés. « Mais ce qu’on cite, dit M. Jaques, ne serait pas une bonne pierre de touche pour juger de ce qu’il était capable de faire, excité par les passions les plus puissantes de notre nature. On peut accorder que, malgré les talens reconnus et les ressources acquises de lord Sackville, c’est seulement inspiré par le démon de la vengeance qu’il s’est surpassé lui-même, et qu’il a déployé contre les auteurs de ses disgrâces cette énergie presque surnaturelle qui éclate si visiblement dans les lettres de Junius. C’est ainsi qu’un homme, sous l’influence de l’opium, sent, à ce qu’on dit, ses facultés s’aiguiser et s’exalter à un degré extraordinaire, et entre, pour un court espace de temps, en possession