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« Et puis, dit le vieillard, avons-nous le temps de nous occuper de pareils griffonnages? Depuis cinquante ans que je suis dans les affaires, jamais affront semblable ne m’a été fait. Nous n’avons que notre parole, et jamais elle n’a manqué à personne. Nous faisons des affaires pour des millions, et nous nous passons parfaitement d’écrits; c’est une vieille habitude.... Voyez ce kaffan? il y a onze ans que je le porte et il contient toujours de grandes sommes. Nous ne craignons pas qu’on nous vole, parce que Dieu est grand. Voici quinze années que nous fréquentons cette route sans qu’il nous soit jamais arrivé le moindre accident. Voulez-vous que je vous le dise? les affaires ne commencent à se gâter que lorsqu’un marchand veut s’élever au-dessus de son état, qu’il se fait raser la barbe et prend des habits allemands, qu’il marie ses filles à des princes et pousse ses fils dans la noblesse. Dès ce moment, il a cessé d’être marchand sans être néanmoins gentilhomme; il néglige ses affaires, commence à se déranger, à boire et à ne plus craindre Dieu. Certainement alors toute estime et tout crédit se retirent de lui. »


Ce discours du vieux marchand indique nettement les qualités et les défauts de l’ancien commerce russe. — Parmi ses qualités, il faut compter d’abord une probité à toute épreuve et une foi religieuse à la parole donnée. Chaque jour encore, au fond de la Russie, on voit les marchands se confier réciproquement de grandes sommes, passer des marchés considérables sans autre garantie que l’échange d’une promesse verbale. Nous nous trompons, il y a une autre garantie, c’est celle d’une économie sévère, parcimonieuse. Le marchand de M. Solohoupe porte depuis onze ans le même kaftan. Cette économie est facile aux Russes, elle ne saurait leur imposer des privations, car ils ignorent les besoins factices du luxe, et aucune superfluité ne leur est nécessaire. Il est cependant tel de ces marchands qui. une fois enrichi, laisse le démon de la vanité se glisser dans sa demeure. Il lui est toujours facile de rencontrer quelque petit prince ruiné, heureux de rétablir sa fortune par une mésalliance, et la première chose que fait le marchand glorieux après avoir introduit un noble dans sa famille, c’est de se raser la barbe, de rejeter l’antique kaftan pour la moderne redingote allemande[1]. De ce moment aussi, comme l’a dit le vieillard de M. Solohoupe, c’en est fait de lui, de son crédit et de sa considération commerciale. Il est rare qu’une ruine éclatante ne signale point cet Icare de nouvelle espèce, lequel a tout sacrifié à l’orgueil d’entendre appeler sa fille madame la princesse et ses petits-fils excellence.

Iwan Wassilievitch, on le pense bien, s’accommode mal de cette probité routinière et parcimonieuse des négocians de son pays : ce n’est point là, dit-il, le génie du vrai commerce, et une longue tirade, réminiscence de quelque moderne traité d’économie politique, prouve savamment à ces braves gens que jusqu’à ce moment ils n’ont pas su le premier mot de leur métier. Deux de ses auditeurs restent interdits

  1. Pour les vieux Russes, tout ce qui est d’imitation européenne est allemand.