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et vénéré dans ses terres : — Est-ce que cela n’est pas un dédommagement bien doux aux sacrifices que j’ai pu faire? ajouta-t-il simplement.

« Cette dernière phrase fit un tel effet sur Iwan Wassilievitch, qu’il regarda son vieux compagnon avec un sentiment de vénération profonde, et il s’oublia jusqu’à trouver à l’odieux tarantasse des formes élégantes et commodes. »


Cependant les deux voyageurs poursuivent leur route, le vieux Wassili Iwanovitch silencieux et comme fatigué du long discours qu’il vient de prononcer, et son jeune compagnon réfléchissant. Ils ont franchi le Volga et dépassé Nijni-Novogorod, ce vaste bazar moscovite où, tous les ans, au confluent de deux grands fleuves et sur les limites de l’Europe et de l’Asie, viennent aboutir toutes les transactions commerciales de la Russie avec la Chine[1]. Le tarantasse a même atteint le premier relai, lorsque Wassili Iwanovitch reconnaît avec douleur qu’il faut en faire réparer les roues. Et, voyez l’ironie du sort, c’est lorsque les deux voyageurs sont obligés de faire une assez longue halte, que, pour la première fois depuis leur départ de Moscou, le maître de poste vient leur annoncer triomphalement qu’il y a des chevaux et qu’ils pourront repartir à l’instant. Fort mécontens de leur mésaventure, les deux compagnons entrent dans la pièce commune de la maison. Trois marchands y sont attablés autour d’une immense théière. M. Solohoupe trouve ici l’occasion de nous faire connaître les mœurs des commerçans russes, et il n’a garde de la laisser échapper. Les marchands s’entretiennent à voix haute de leur commerce, lorsqu’un de leurs confrères paraît sur le seuil de la porte, où il s’arrête, et fait trois fois le signe de la croix. Il s’avance ensuite et salue chacun des trois négocians. On lui offre du thé qu’il accepte, non sans beaucoup de façons. Enfin, après en avoir bu quelques verres[2], il s’adresse au plus âgé des trois marchands, et le prie de vouloir bien se charger de 5,650 roubles destinés à un commerçant de la ville où le vieux négociant se dirige. Le vieillard prend l’argent, le compte et le serre dans sa bourse, en répondant qu’il s’en charge volontiers. Aussitôt le dépositaire le remercie et s’éloigne. Iwan Wassilievitch, qui avait suivi non sans surprise tous les détails de cette petite scène, s’approche alors de la table et demande aux trois compagnons la permission de prendre part à leur entretien, ce qui lui est gracieusement accordé Iwan demande aux buveurs de thé si l’homme qui vient de sortir est quelqu’un de leurs parens; ils lui répondent que c’est un marchand qu’ils ont eu occasion de voir quelquefois en passant par ce village. Le jeune homme manifeste un grand étonnement de ce qu’il n’a demandé aucun reçu de la somme confiée au vieillard. À ces mots, les trois négocians se récrient et paraissent fort scandalisés :

  1. Ces transactions se font d’abord à Kiatka; puis les marchandises, parmi lesquelles le thé domine, sont dirigées sur Nijni, d’où elles se répandent en Europe.
  2. L’usage de boire le thé dans des verres subsiste encore parmi les marchands russes.