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coin de la place sont des derviches qui font des prédications au nom d’Ali, ou des conteurs qui récitent les poésies épicuriennes d’Hafiz, le Gulistân[1] de Saadi, ou les exploits de Roustâm, l’Hercule et le Roland des Persans. Au centre de cette population agitée et bruyante de vendeurs et d’acheteurs s’élève, sur une estrade, le bureau de l’inspecteur du marché. Il est entouré de ses estafiers, dont les fonctions consistent à bâtonner ceux qui mettraient du trouble dans la foule. Ce bazar en plein air est celui des pauvres marchands qui n’ont pas les moyens de louer des boutiques dans les bazars couverts. Cependant les places occupées par eux sur ce marché ne sont pas gratuites : elles paient toutes un droit d’étalage, fort modique il est vrai, qui descend jusqu’à 1 sou, mais qui ne laisse pas de rendre jusqu’à 40 ou 50 francs par jour. Cet impôt est levé au profit de la mosquée royale, dont il est l’un des meilleurs revenus, précisément en raison du pauvre trafic qui s’exerce sur cette place, car, à cause du peu de confiance que les marchands inspirent, les percepteurs font leur collecte chaque jour, ou au moins chaque semaine, sans jamais accorder de crédit. Le soir, tous ces étalagistes rassemblent leurs marchandises, les recouvrent de leurs parasols ou de leurs nattes, et les confient à la garde des surveillans de la police.

C’est sur cette même place que débouchent les bazars permanens. Dans une cité asiatique, ces grands marchés constituent, pour ainsi dire, une ville à part, ville qui a aussi ses rues, sa population, sa police et surtout sa physionomie distincte. Les bazars d’Ispahan sont dignes de cette superbe ville : ils se divisent en plusieurs quartiers, qui sont traversés par d’innombrables rues ou galeries bien bâties et ornées de quelques peintures. Il faut plus d’une heure, à cheval, pour parcourir la voie centrale, celle à laquelle aboutissent toutes les autres de chaque côté. Rien dans nos pays ne peut donner l’idée d’un bazar d’Orient. Qu’on se figure de longues allées larges de douze à quinze pieds, voûtées, éclairées du haut et bordées, sans interruption, de boutiques garnies de marchandises entassées au fond, exposées sur les parois latérales où étalées sur la devanture. Dans chacun de ces magasins, qui n’ont guère plus de sept à huit pieds de largeur et de profondeur, sont assis gravement sur leurs talons les marchands qui fument, comptent, mesurent ou débattent leurs prix avec les acheteurs. Entre ces boutiques, le passage est obstrué par une foule de gens vêtus de costumes différens, de toutes couleurs, à pied, à cheval, artisans, bourgeois, mirzas, portefaix, soldats, muletiers, sakkas, kalioûndji, femmes voilées, derviches qui invoquent Ali, ou chameaux chargés de pesans fardeaux. Tout ce peuple se meut, se presse se heurte ou se gare aux cris répétés de kabardah ! kabardah (gare à vous) !

  1. Gulistân est le poème le plus renommé de Saadi.