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naient les régimens provinciaux avec leurs vestes bleues ou jaunes. Au milieu de toutes ces troupes résonnait de temps à autre le tambour, la trompette ou la voix d’un mollah qui annonçait l’heure de la prière. On y voyait aussi les hachpâss où cuisiniers, circulant avec leurs plats de pilau sur la tête et leurs broches de khebâb[1], ou bien des kalioûndjis qui s’en allaient d’une tente à l’autre offrant leur tombeki-chirazi, tabac de Chiraz. On rencontrait encore des saccas qui colportaient de tous côtés leurs grandes outres noires pleines d’eau dont ils offraient un échantillon aux passans dans une tasse de cuivre au nom d’Ali. Ce camp pouvait contenir environ six mille hommes et deux mille chevaux qui avaient accompagne Mehémed-Châh depuis Téhéran.

À Ispahan comme à Téhéran, nous ne donnâmes aux visites officielles que le temps strictement nécessaire, et nous consacrâmes la meilleure partie de la journée à visiter la ville, à observer les habitans. Nous avions commencé par nous demander quelle était l’origine d’Ispahan, quel rôle avait joué cette ville dans l’antiquité, et nous avions reconnu que ces deux questions étaient également difficiles à résoudre. D’un côté, les géographes anciens donnent le nom d’Aspa ou Aspadana à une ville dont la position topographique paraît correspondre à celle de la capitale de la Perse ; de l’autre, ils ne nous fournissent sur cette ville aucun renseignement qui puisse nous aider à en constater l’identité, en sorte qu’on hésite à prendre, comme indice sérieux, la conformité de nom qui existe entre Aspadana et Ispahan. Quand aux écrivains orientaux, les uns font remonter l’origine de cette ville jusqu’aux temps fabuleux de la dynastie des Pichdâdiens, et assurent qu’elle était la capitale de l’Irân 700 ans avant Jésus-Christ. D’autres croient qu’Ispahan doit son existence à la réunion de deux villages, celui de Cheheristan, fortifié par Alexandre, et celui de Iaoudieh (la juiverie), fondé par Nabuchodonosor. Entre des versions si différentes, l’érudition est bien forcée d’avouer son incompétence.

Quoi qu’il en soit, Ispahan est sans contredit l’une des plus grandes villes du monde. L’espace qu’elle occupe n’a pas moins de 40 kilomètres de circonférence ; mais, dans ce périmètre immense, il faut comprendre les faubourgs, villages, palais ou jardins, les uns habités, les autres ruinés, qui sont attenans aux murs d’enceinte, le tout ne faisant qu’une seule et même ville. Cette étendue a fait dire aux Persans ce mot qui, malgré son exagération tout orientale, est resté populaire : Ispahan est la moitié du monde. Sa population aurait diminué considérablement depuis deux cents ans, si le chiffre de six cent mille ames, que lui ont attribué les voyageurs du XVIIe siècle, était réel ; on n’accorde plus à Ispahan que cent mille ames environ, et encore est-il extrêmement difficile d’établir ce dénombrement d’après des données

  1. Mouton rôti coupé en petits morceaux.