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extraordinaire et providentiel qui tue l’esprit révolutionnaire et reconstruit l’édition social. Un instinct naturel de grandeur l’attire vers Napoléon, vers celui qu’il nomme le Démonium méridianum. Il y a un prestige secret exercé par le génie sur le génie : c’est de là, sans nul doute, qu’est née une démarche singulière faite par De Maistre en 1807 pour avoir une entrevue avec le dominateur de l’Europe et plaider devant lui la cause de son souverain, dépossédé du Piémont. Cette tentative fut sans résultat ; mais qu’on remarque la diversité d’impressions qu’elle éveille selon la portée de ceux qui en ont alors le secret : Napoléon ne sait point mauvais gré de sa démarche, à l’auteur des Considérations ; il l’avait déchiffré, selon le terme énergique de M. de Maistre lui-même, avec cet instinct infaillible du dominateur qui connaît les hommes et à qui la fidélité plaît. « Je serais heureux, ajoute le diplomate philosophe avec un juste orgueil, que sa majesté me déchiffrât comme lui. » La petite cour de Cagliari, au contraire, exprime quelque surprise où perce une sorte de soupçon, et c’est une occasion nouvelle pour De Maistre de dévoiler sa droite et fière nature. «… Voilà le mot, dit-il dans sa lettre au chevalier de…, le cabinet est surpris. Tout est perdu ! En vain le monde croule, Dieu nous garde d’une idée imprévue ! et c’est ce qui me persuade encore, monsieur le chevalier, que je ne suis pas votre homme, car je puis bien vous promettre de faire les affaires de sa majesté aussi bien qu’un autre, mais je ne puis vous promettre de ne jamais vous surprendre : c’est un inconvénient de caractère auquel je ne vois pas trop de remède… » C’est ainsi que, dans ces Lettres d’un prix rare, se révèle à chaque page, d’une manière inattendue, un homme dont la vie respire je ne sais quoi de sain et de valeureux fait pour éveiller aujourd’hui bien autre chose qu’un simple intérêt littéraire, et dont les traits accentués et profonds se gravent dans l’esprit à l’égal des doctrines du philosophe.

L’homme dans De Maistre subjugue sans qu’on lui résiste ; ses doctrines restent un perpétuel sujet de dispute, et elles ont la destinée de toutes les opinions humaines, — celle d’être considérées inégalement selon l’état de l’atmosphère morale, de s’effacer ou de se rajeunir par quelque expression nouvelle selon les tendances générales du moment. M. Donoso Cortes aujourd’hui se lie incontestablement par ses idées à la tradition de M. de Maistre, et, en agitant du même point de vue les mêmes hautes et mystérieuses questions de philosophie religieuse, il leur imprime le sceau d’un esprit original et d’une imagination pleine d’éclat. Nous avons étudié ici même ce talent éminent, cette manifestation nouvelle de la pensée catholique qui nous venait de l’Espagne, et qui est si promptement fait une place dans le monde intellectuel européen. Ce qui prenait la forme de conjectures, de développemens politiques dans les discours de l’orateur espagnol, se condense en corps de doctrines religieuses et philosophiques dans l’Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme. Ce qui se produisait à l’état d’instinct, de tendance, dans ce vif esprit avant février, la révolution en a fait un système rigoureux et coordonné de croyances. M. Donoso Cortes aborde de front dans son Essai le principe même de la doctrine catholique, il en déroule les conséquences en les opposant aux solutions des diverses philosophies, et rien n’est lus curieux assurément que de voir ce vigoureux esprit chercher la certitude aux sources religieuses les plus hautes, remonter jusqu’à ces dogmes premiers, obscurs par eux-mêmes, comme il le dit,