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poursuivant un but à peu près pareil, présentent des différences très marquées dans leur caractère, leur conduite et les ressources de leur esprit.

Quel que soit le jugement qu’on porte sur le rôle joué par M. Druey, sa capacité ne peut être contestée. C’est un esprit vigoureux, nourri par de fortes études ; auquel il n’a manqué que le frein salutaire de la conscience pour réprimer ses écarts et le maintenir sur la bonne route. Son intelligence, fourvoyée dans les profondeurs de la philosophie allemande, porte en quelque sorte le cachet de ce scepticisme blasé dont le Faust de Goethe nous offre le type ; seulement, les temps n’étant plus les mêmes, au lieu d’évoquer le diable, l’agitateur vaudois s’est voué corps et ame à la démagogie, dans l’espoir d’arriver également par ce moyen à la domination absolue, qui est toujours le rêve de l’orgueil dégoûté des impuissans efforts de la science. Né avec le siècle à Faoug, près d’Avenches, de parens peu aisés qui avaient tenu l’auberge de ce village, M. Druey fit des études assez complètes dans l’académie de Lausanne, et, après avoir obtenu le grade de licencié en droit, il alla passer quelque temps à l’université de Berlin. Il en revint imbu de la philosophie de Hegel, qui régnait alors, et pratiqua le barreau à Lausanne. Élu député au grand conseil, il commença par soutenir hautement la constitution de 1814, qui offrait, disait-il, « un mélange heureux de monarchie, d’aristocratie et de démocratie. » Seulement il réclamait en faveur de la liberté religieuse, et en 1829 il attaqua très vivement la loi qui, cinq ans plus tôt, l’avait supprimée ; aussi, après la révolution de 1830, sa nomination au conseil d’état fut-elle considérée comme une concession faite à l’ancienne majorité, dont il était encore l’espoir. Devenu conseiller d’état, M. Druey ne tarda pas à se montrer sous un jour très différent. Il se mit en opposition avec ses collègues, mais ce fut pour se lier étroitement aux sociétés qui voulaient amener une révolution fédérale et accomplir la réforme du pacte au moyen d’une constituante élue par le peuple suisse, proportionnellement à la population et sans le moindre égard pour les souverainetés cantonales. Peu scrupuleux à l’endroit des principes, il comprit que, dans l’ère révolutionnaire où l’on entrait, le pouvoir appartiendrait à celui qui saurait le mieux exploiter à son profit l’idée démocratique. Il résolut donc de se faire l’homme de la multitude, bien décidé d’avance à tous les sacrifices d’opinion qu’exigerait de lui ce rôle scabreux. C’est ainsi qu’après s’être écrié dans la diète de 1844 : « De grace, ne nous faisons pas jésuites pour combattre les jésuites, et ne faisons pas du despotisme au profit de la liberté, » il se fit en 1845 l’auxiliaire de la révolte contre le conseil d’état, dont il était membre, et, le 14 février, décréta lui-même, du haut de l’échelle de Montbenon, l’expulsion des jésuites et le pouvoir absolu du gouvernement provisoire, dont il savait bien que la présidence ne lui serait pas disputée. Toutefois il se rappela en même temps que, pour sauver les apparences, tout devait se faire au nom du peuple souverain ; aussi, dès le soir, on lut, affichées dans Lausanne, les résolutions de l’assemblée populaire générale du canton de Vaud. Les absens, c’est-à-dire les dix-neuf vingtièmes au moins du peuple, furent supposés avoir accepté ce qui s’était accompli sans même qu’ils en eussent connaissance. Voilà bien comment le radicalisme entend le suffrage universel ! Quelques meneurs ameutent une minorité turbulente, lui font acclamer tout ce qu’ils veulent, puis le tour est fait ; il n’y a plus qu’à se soumettre, à moins qu’on ne préfère prendre son fusil et descendre dans