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gravement notre équilibre. Enfin, cédant aux injonctions respectueuses de l’équipage, elle consentit à renoncer à ses expériences, Rassurés de ce côté, nous ouvrîmes une discussion toute de circonstance sur la possibilité de diriger les ballons. Il nous paraissait impossible que l’on ne parvînt pas tôt ou tard à rendre dociles ces locomotives de taffetas gommé. Les idées les plus ingénieuses comme les plus étranges furent émises, tous les systèmes furent analysés. Un intérêt plus pressant coupa court à ces problèmes : il fallait dîner. Cette nécessité avait été prévue. — En un instant, nous fûmes installés dans notre cabinet d’osier presque aussi comfortablement que dans un des salons des Frères-Provençaux. Les bouchons sautèrent joyeusement dans l’espace, et bientôt l’animation croissant au choc des verres, chacun traduisit librement sa plus chère pensée.

— A sa majesté l’empereur de toutes les Russies ! m’écriai-je le premier.

— A Henri V ! répliqua M. de Pomereu. — Nous étions si près des nuages en ce moment, que la république ne pouvait nous entendre. D’ailleurs, dans ces régions si voisines des astres, le cœur s’ouvre à tous les épanchemens, l’imagination à toutes les espérances. Quant à moi, Dieu merci, nul regret, nulle contrainte ne pouvait se mêler à mes paroles, et mon toast avait été l’écho d’un cri invariable et unanime, le cri national russe.

La nuit nous surprit au milieu de ces effusions. Le mouvement de l’aérostat était presque insensible, et plus doux que celui d’un bateau glissant au fil de l’eau. Personne n’éprouvait ni vertige, ni malaise ; un état parfait de quiétude pénétrait nos sens. Nous désirions tous continuer notre ravissant voyage ; mais il était prudent de s’assurer avant la nuit un gîte à proximité d’un chemin de fer. On commença donc les manœuvres de la descente, et nous nous rapprochâmes lentement du sol. Je ne pourrai jamais rendre la sensation délicieuse de ce moment ; le calme de la nature nous remplissait d’un bien-être inconnu ; le silence avait remplacé l’enthousiasme et la gaieté. — Nous rêvions beaucoup, la parole nous manquait ; mais chacun de nous chantait intérieurement son poème. — A mesure que nous approchions de la terre, les grandes lignes du paysage se précisaient mieux, et les détails apparaissaient un à un sur la terre et dans le ciel, à demi éclairé par le crépuscule. Nous distinguions peu à peu les collines, les bois, les clochers, les maisons ; nous comptions les feux des hameaux. Les bruits que nous avions perdus redevenaient sensibles à nos oreilles ; une cloche lointaine tintait, une charrette roulait péniblement sur les cailloux, un cheval hennissait. Plus près encore, nous entendîmes le murmure des ruisseaux, enfin le son de la voix humaine : c’était la bienvenue amicale d’un paysan. Une corde de cent cinquante mètres,