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les poésies de Joseph Delorme, Coleridge et Wordsworth étaient pour lui des conseillers plus utiles que Ronsard et Baïf, car il lui enseignaient l’art d’étudier sa propre pensée, de sonder son cœur, tandis que les maîtres applaudis du XVIe siècle, si ingénieux et si habiles dans le maniement de la parole, se laissent trop souvent distraire de la pensée par le déplacement de la césure ou l’entrelacement des rimes.

Si M. Sainte-Beuve s’en fût tenu à cette double imitation, s’il se fût borné à reproduire librement la poésie française des derniers Valois, la poésie anglaise de notre temps, il n’appartiendrait pas à l’histoire littéraire. N’existant pas par lui-même, ne vivant pas d’une vie indépendante, il ne serait guère connu que des érudits ; heureusement il a mis dans son premier recueil quelque chose qui n’appartient qu’à lui, et c’est par là qu’il a pris rang. La partie vraiment originale de Joseph Delorme a soulevé plus d’une objection. Quelques lecteurs enclins à la pruderie ont blâmé le choix des sujets, comme si l’art n’avait pas le privilége de relever tout ce qu’il touche. Pour moi, je ne saurais m’associer à ces objections. Sans conseiller à la poésie de s’adresser indistinctement à tous les accidens de la vie réelle, je pense qu’elle agit sagement en interrogeant tour a tour les bonnes et les mauvaises pensées, les heures égarées aussi bien que les heures paisibles. Quels que soient les dangers de certains sujets, j’aime mieux voir le poète se frayer un sentier nouveau, dût-il trébucher plus d’une fois, que de le suivre sans inquiétude sur une route cent fois parcourue.

La sincérité chez Joseph Delorme est poussée si loin, qu’il n’hésite pas à se montrer sous le jour le plus défavorable. Il ne se contente pas de peindre l’égarement des sens, il confesse sans détour toutes les mauvaises pensées, les sentimens honteux enfouis au fond de son cœur. Il se déclare franchement incapable d’aimer d’un amour constant et dévoué. En rêvant les plus doux triomphes, il rêve le désenchantement et l’abandon. Si ce n’est pas une calomnie, comme j’aime à le penser, C’est à coup sûr un étrange aveu. La jeune fille ignorante et naïve, la jeune femme liée au bras d’un vieil époux, excitent en lui la même ardeur, la même curiosité ; mais que l’une des deux se prenne à l’aimer et se livre, malheur à elle ! car, son désir à peine assouvi, il prévoit qu’il détournera les yeux et ne gardera pas même le souvenir de leur nom, C’est là sans doute une nature marquée d’un sceau funeste, qui ne séduira personne, malgré le talent du peintre, une nature qui éveillera plus de colère que de sympathie ; car celui qui se déclare incapable d’aimer et qui pourtant essaie d’inspirer l’amour impose silence à toute compassion : son malheur devient méchanceté ; il se venge sur les natures meilleures de l’infirmité de sa nature. Cependant je préfère cet aveu si triste qu’il soit à toutes les déclamations sur l’éternité de l’amour, sur la sainteté des sermens, que la foule est