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L’ensemble de son poème peut seul donner la mesure de sa supériorité particulière. Ceux qui connaissent les mystères de la production me comprendront à demi-mot. Ils savent où est le signe de la force et de la faiblesse : la force n’est pas de pouvoir engendrer une à une des conceptions puissantes, c’est de pouvoir les porter sans cesser de concevoir et d’engendrer encore, c’est d’avoir la capacité nécessaire pour les contenir et pour attendre qu’il s’en amasse d’autres avant que l’esprit trop plein ait besoin de les digérer ; car alors, quand il commence à les digérer, en d’autres termes, quand il cherche une combinaison pour traduire ce qui est en lui, sa combinaison se trouve être un moyen de rendre à la fois tout un agrégat d’idées.

Pour de tels tours de force, M. Browning est un Hercule ; la puissance de généraliser atteint chez lui à des proportions exceptionnelles, et, pour surcroît de bonheur, la raison ne semble pas lui avoir coûté aussi cher qu’à d’autres : où finit le penseur, il reste encore au poète assez de vitalité pour pouvoir remplir une autre condition du terrible programme, — terrible, ce n’est pas trop dire, car il exige qu’un même homme ait d’abord une intelligence qu’on n’acquiert d’ordinaire qu’en s’atrophiant de tous les autres côtés, et il lui ordonne ensuite de retrouver une nouvelle jeunesse pour s’intéresser, comme un spectateur de vingt ans, au spectacle de ses pensées. Pourtant la condition est remplie dans un sens. Le Paracelse de M. Browning est sorti tout brûlant de sa poitrine. Si les illusions et les souffrances qui parlent sur ses lèvres n’ont pas l’accent mordant des cris que pousse la bouche d’un seul homme ; si elles sont plutôt comme la note unique dans laquelle se résument toutes les notes d’un concert entendu de loin, elles ne palpitent pas moins à leur manière. On a reproché à M. Browning d’être froid, on n’a pas frappé juste. Il n’est pas tendre, si l’on veut ; il n’a pas grand souci de l’homme-individu. L’un ou l’autre, peu lui importe : il voit l’humanité, qui trouve l’un ou l’autre pour pousser en avant sa destinée, et Dieu, qui, à défaut de l’humanité, trouverait autre chose ; mais il n’est pas moins ému pour cela. Seulement son émotion est, comme ses pensées, une vaste généralisation, une résultante de tous ses souvenirs, un mélange, non pas un rapprochement, mais une combinaison parfaite de révolte et de résignation, de mépris et de respect. La résignation fait ressortir la violence du désir, et l’enthousiasme implique un dédain. Nous pouvons nous le rappeler : dans son héros, il ne ménage pas l’emploi que la jeunesse fait de ses facultés, et pourtant il plaint et vénère cette aspiration de jeunesse dont les folies sont notre unique capital de vie. Il hait les procédés des illusions tout en se réjouissant des résultats qu’elles amènent. Il est obsédé par une sorte de cauchemar qui lui répète comment nos œuvres et nos agitations ne sont que néant, comment tout acte humain est un commencement