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ne saurait être douteux pour personne ; aussi n’essaierai-je pas de l’établir l’évidence parle pour moi ; mais il ne pouvait se contenter de lutter contre la peinture par le choix des étoffes et des ornemens : il a compris que, pour réaliser pleinement son projet, pour accomplir sa volonté dans toute son étendue, dans toute sa sévérité, il devait mettre la peinture aux prises avec elle-même, et il a franchement accepté cette dernière obligation. C’est lui, je me plais à le croire, qui a conseillé d’encadrer un tableau à la détrempe de fra Angelico entre un Rubens, un Van Dyck, un Titien et un Gérard Dow. Qui donc, hormis M. Duban, se fût avisé de cette combinaison ingénieuse ? Qui donc eût imaginé d’établir une lutte entre l’art mystique et incomplet de fra Angelico et l’art sensuel et savant de l’école vénitienne et de l’école flamande ? M. Duban était seul capable de recourir à ce procédé souverain pour nous prouver que la peinture, si elle est bonne à quelque chose, ne peut servir qu’à gâter l’architecture. Ne soyons pas injuste envers lui ; reconnaissons qu’il n’a pas lésiné sur les preuves, qu’il a prodigué l’évidence autant qu’il était en lui. Fra Angelico, placé entre Titien, Rubens, Van Dyck et Gérard Dow, fait une piteuse figure. Pour s’obstiner à lui attribuer quelque valeur, il faut un courage héroïque ou plutôt un étrange entêtement. Et, pour que rien ne manque à l’effet de la démonstration, M. Duban, car je persiste à croire qu’il a seul présidé au placement des tableaux, M. Duban met en face de la Vierge de fra Angelico les Noces de Cana de Paul Véronèse. Comment le peintre de Fiesole ne succomberait-il pas sous une telle comparaison ? Les érudits s’en vont répétant qu’il a consacré toute sa vie à l’expression du sentiment religieux, et qu’il n’a jamais cherché le charme du coloris. M. Duban est trop sensé pour se laisser abuser par ces futiles paroles ; il possède des idées vraiment originales, vraiment inattendues, sur l’histoire de la peinture, sur la manière d’estimer, d’éprouver la valeur des tableaux, quelle que soit l’époque ou l’école à laquelle ils appartiennent. Il veut confondre dans une mêlée sans pitié toutes les époques, toutes les écoles, et j’avoue que ce procédé lui a parfaitement réussi. Fra Angelico n’est plus maintenant qu’une vieille guenille ; désormais il ne sera plus permis d’en parler sous peine de s’exposer au ridicule. M. Duban a gagné sa cause.

Les Noces de Cana avaient besoin d’être rentoilées ; l’administration n’a pas voulu s’en tenir à ce soin vulgaire, elle a souhaité que les Noces de Cana fussent restaurées. Heureusement le peintre chargé de cette besogne dangereuse, qu’il serait plus sage de nommer impie, demandait six mois pour l’accomplir, et, comme l’administration ne pouvait lui accorder que vingt jours, il n’a pas eu le temps de défigurer l’œuvre de Paul Véronèse. Félicitons-nous en comptant les blessures faites à cette œuvre immortelle. Qu’eût-il donc fait, mon Dieu ! si l’administration lui eût accordé six mois au lieu de vingt jours ? Le Christ placé derrière la table vient aujourd’hui en avant grace à la restauration qui a détruit la perspective aérienne. Un convive placé à la droite du Christ et vêtu d’une draperie bleue se trouve dans la même condition. Réjouissons-nous et souhaitons que la France, éclairée par l’exemple de l’Autriche, établisse enfin des peines sévères contre les hommes assez insensés, assez barbares pour dénaturer au gré de leurs caprices les œuvres du génie. L’Allemagne nous a ouvert la voie, pourquoi tarder plus long-temps à suivre ses conseils ? N’y a-t-il pas urgence ? Pourquoi hésiter à déclarer que les œuvres consacrées par l’admiration