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instincts coupables, ce malheureux à qui l’on n’a jamais parlé de Dieu et du soulagement que l’ame éprouve à le prier, il y a des instans où il ressent au fond du cœur une désolation infinie. Il est seul sur la terre ; seul il vivra, sans qu’une main amie presse sa main, sans qu’une parole affectueuse lui réjouisse le cœur ; le vague souvenir de son enfance passée dans la maison paternelle redouble sa cuisante douleur et lui fait comme sentir d’avance les affres de la mort. Une nuit, la maison de son maître devient la proie des flammes ; le peu qu’il possédait lui-même a péri avec le reste ; assis à l’écart sur des décombres, la tête dans sa main, il demeurait plongé dans une sorte de songerie stupide, lorsqu’une main se pose doucement sur son épaule. C’est Anneli, la servante d’une ferme voisine, une brave et honnête fille à qui Jérémie, quoiqu’il fût souvent touché de sa physionomie bienveillante, n’avait jamais osé adresser une seule parole. Aussi abandonnée que lui, on dirait qu’elle a senti d’instinct la détresse de son compagnon, et, poussée par un sentiment dont elle ne s’est pas rendu compte, elle a profité du désordre de l’incendie pour venir à son aide ; elle a cherché parmi ses misérables hardes ce qui pouvait convenir à Jérémie, et elle lui apporte un mouchoir de soie. Ainsi commencent les amours de Jérémie et d’Anneli, amours naïves, tendresse charmante et pure, car pour la première fois le pauvre Jérémie a senti le bonheur de ne pas être seul au milieu du monde, et ce sentiment a rempli son ame d’une piété qu’il ne soupçonnait pas. Malheureusement, le rude compagnon a bien souvent de violens accès de colère. Anneli seule peut le calmer ; mais s’il a bu plus qu’il ne devait, si quelque parole sonne mal à ses oreilles, si le vin et la fureur l’enivrent, qui domptera cette nature sauvage ? C’est dans un de ces momens terribles qu’il a perdu le respect de son amour. Anneli va devenir mère, et Jérémie veut l’épouser. Mille obstacles inattendus et vraiment odieux s’y opposent ; l’autorité refuse de marier le vagabond avant qu’il ait payé ce qu’il doit à la commune pour son entretien et son éducation depuis l’âge de huit ans ; le pasteur est un égoïste, le maître chez qui il sert est un despote brutal. Bientôt Anneli accouche et meurt ; le médecin n’a pas voulu l’assister, dans la crainte de ne pas être payé de sa peine. Jérémie n’a affaire qu’aux plus lâches et aux plus abominables gens de la création. Alors un insatiable désir de vengeance s’empare de lui et lui suggère maintes pensées criminelles ; il déclare la guerre à la société, il lui lance des malédictions horribles, il semble tout prêt à se jeter sur le premier venu comme un chien enragé. La nuit, il se lève, il rôde sous les fenêtres des maisons solitaires, il veut porter le déshonneur dans les familles afin de venger Anneli ; mais toujours une force mystérieuse le pousse vers la tombe d’Anneli, où il va s’agenouiller et éclater en sanglots. Arrêté pour ses violences, il s’échappe, passe en France et s’enrôle