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souvent prononcé, et je crus comprendre que la fille de ce Démétrius avait été enlevée de Chio par des pirates.

— J’irai chez Dimitri, dit enfin le commandant ; il me donnera les renseignemens qui me manquent, et ma visite lui prouvera l’intérêt que l’amiral prend à son malheur.

Le pacha fit un signe d’acquiescement, et ajouta quelques paroles que le trucheman traduisit ainsi : « La demeure du raya Dimitri est éloignée, sa hautesse verra avec plaisir les Francs se servir de ses chevaux. » Le commandant ayant accepté l’offre ; le secrétaire sortit et revint bientôt nous avertir que nos montures étaient prêtes. Nous descendîmes : trois fiers chevaux piaffaient dans la cour, chacun de nous se hissa sur le sien ; un cavalier de la garde du pacha prit la tête, et la ville fut traversée au galop. Sur un signe du guide, les Juifs se collaient aux murailles, les âniers rangeaient leurs bourriques, les Turcs cédaient poliment le pas, et en quelques minutes nous avions atteint la campagne.

L’aspect de l’île témoignait tristement des rudes épreuves qu’elle avait traversées durant la guerre de l’indépendance : partout des vergers ravagés, des propriétés dévastées, des pavillons détruits par le feu ou la pioche ; le long de la route, les ruines succédaient aux ruines ; les enclos, les barrières, les murs s’écroulaient ; des bouquets d’arbres, des bois d’oliviers avaient été coupés au pied, des forêts entières sciées au milieu du tronc ; de tous côtés, les traces de l’incendie, l’empreinte de la violence ; les toitures des maisons, les terrasses des jardins effondrées ; les portes, les châssis, les volets pendant aux gonds ; les digues, les aqueducs rompus ; les eaux épanchées au hasard ; pas un travailleur, nul habitant : c’était le chaos, une désolation sans nom. Et cependant, malgré cet effroyable bouleversement, Chio méritait toujours l’épithète de fortunée que lui a léguée le poète. La rage de ses bourreaux n’avait pu lui enlever ce qui, dans ce pays, rend encore belle, entre toutes, la terre dépouillée : la grace de la forme, la suavité des contours, l’exquise proportion des lignes environnantes, et la lumière qui épanouit la physionomie générale, ainsi que le sourire éclaire un charmant visage. Déjà, du reste, la nature reprenait partout ses droits. Chio n’est qu’une immense montagne, qui, vue de loin, présente un bloc arrondi, dont les falaises tombent à pic dans la mer ; mais, lorsque l’on foule le sol, l’aspect change : le mur de rochers, fendu par les convulsions volcaniques qui ont fracassé toute cette côte, renferme dans chaque crevasse une vallée ; là, sous les ombres qui tombent des montagnes, la fécondité inépuisable de la terre avait déjà recouvert la trace des pas du barbare. Les rameaux, les arbustes, les plantations épargnées, la vigne nouvelle, les moissons poussaient à l’envi ; des canaux restaurés couraient dans les prairies, et des maisons neuves apparaissaient au détour des sentiers.