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où les journées de fête sont si rares, dès qu’il rencontre une source de plaisir, y puise à longs traits. Plus tard, aux heures mélancoliques, il ouvrira le trésor de tendres pensées, d’heureuses émotions qu’il garde dans son cœur. Qui n’a aperçu ces figures pensives aux sabords des vaisseaux ? C’est le marin au repos qui se recueille et se souvient.

Le commissaire nous accompagnait sous prétexte de se procurer au bazar de Chio des pastilles et des colliers promis aux belles dames de la Provence, en réalité afin d’étudier de plus près les démarches du commandant. Le secret gardé sur la mission de la Fleur de Lis donnait la fièvre au comptable, qui depuis le départ avait mis en jeu toutes ses batteries pour provoquer les confidences : évolutions autour des chefs, causeries insinuantes avec l’officier des montres et avec le pilote, échec et mat accepté sans conteste à la partie du lieutenant ; mais, soit que chacun se tînt sur ses gardes ou n’en sût pas plus que lui, il n’apprit rien. Ayant vidé son sac de ruses, il espéra que, s’il s’attachait aux pas du commandant, le hasard, ce dieu des joueurs obstinés, lui livrerait enfin quelque indice sur lequel il pourrait baser ses conjectures. Nous mîmes à la voile ; les embruns des vagues, l’air matinal, me réveillèrent, et, après une traversée de trois heures, l’embarcation entra dans le port de Chio.

Le consul de France nous reçut au débarcadère. Le commandant m’engagea à l’escorter, et, s’adressant au commissaire, il lui montra le quai encombré de marchands : — A votre aise, lui dit-il, et bonne chance ! Vous êtes libre jusqu’au coucher du soleil. — Le commissaire, rouge comme la pleine lune au sortir de l’onde, salua en silence, mordit sa lèvre, et, accostant un vendeur de citrouilles, parut fort occupé d’emplettes. Bientôt je le vis s’éloigner, puis s’engager derrière nous dans la voie que j’avais prise avec le commandant. Le consul nous conduisait chez le pacha. Durant le trajet, il nous fallut repousser une nuée de vendeurs juifs, grecs, qui obstruaient le passage ; la canne d’un cavas vint à notre aide et nous fraya un sillon jusqu’au logis du gouverneur. Nous montâmes les marches usées d’une galerie ; le consul fit signe à un factionnaire assis devant une porte les pieds dans ses mains, qui nous introduisit dans un divan dont la saillie vitrée avançait sur le port. Le pacha se leva de ses coussins pour nous faire honneur : c’était un jeune homme d’une figure douce et enfantine ; ses moustaches pointaient à peine ; ses mouvemens mesurés, ses paroles brèves affectaient le calme de la vieillesse. Des conseillers à barbe blanche, un secrétaire, l’écritoire de métal à la ceinture, se tenaient debout, les mains dans les manches de leur pelisse. Nous nous assîmes sur le canapé. Après le café, des pipes nous furent offertes, et l’entretien commença. Quoique j’eusse grande envie d’écouter, je m’étais placé à l’écart par discrétion, et les bruits du quai, le clapotement des flots, qui remplissaient la salle, m’empêchèrent d’entendre. Je saisis cependant un nom d’homme, Démétrius,