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satisfasse, aussi complètement qu’il est donné aux objets matériels de le faire, les insatiables aspirations de l’ame vers l’idéal. Sur cette terre déjà si belle par elle-même, le voyageur rencontre à chaque pas une source inépuisable d’enthousiasme. En Grèce, en Asie, en Syrie, en Palestine, il ne reste pas long-temps seul. Un invisible compagnon chemine bientôt côte à côte qui, comme l’antique rapsode, sème la route de fragmens de poèmes, de chansons et de ballades, répond aux questions et raconte à la table hospitalière quelque immortelle légende de gloire ou de douleur. Jamais d’ailleurs, en Orient, la méditation n’est troublée par les objets extérieurs, par ce tourbillon d’affaires et cette multiplicité de détails qui sont le propre de la vie européenne. Les habitudes calmes des populations, l’isolement des familles qui, dans leur pose nonchalante sous les hangars de maisons délabrées, ressemblent à des hôtes campés pour la halte à l’abri d’un caravansérail, l’absence complète de fabriques, de machines, de chariots et de voitures, tout sert à l’illusion, et si par hasard l’on se souvient que des étrangers occupent cette terre, c’est sans impatience, sans être froissé par ces violens contrastes des mœurs anciennes avec le prosaïsme des mœurs actuelles, dont l’entrain fatigant importune partout ailleurs.

Nous ralliâmes le bord au milieu de la nuit ; j’étais harassé ; de plus, j’étais de corvée pour le lendemain matin : c’était à mon tour d’aller aux approvisionnemens, de faire, en termes de matelot, ce qu’on appelle la poste aux choux. Je gagnai donc lestement mon hamac. Pendant que j’en dénouais les garcettes, l’aspirant de quart m’apprit que l’officier expédié à Chio était de retour, et que le commandant, après avoir ouï son rapport, avait ordonné de tenir son canot armé à la pointe du jour.

— Et où va le commandant ? demanda le commissaire, qui, rentré avec nous, descendait dans sa chambre.

— Je l’ignore, répondit l’élève.

— Il y a quelque anguille sous roche, observa le comptable.

Pour moi, préférant le sommeil aux ingénieux commentaires des deux diplomates, je me hissai sur mon matelas. Je commençais à m’endormir, quand un pilotin me secouant me cria : Vous êtes de corvée ; il est quatre heures, le commandant vous attend. — Je montai sur le pont, tenant mes hardes en paquet. — Tu es éreinté, me souffla à l’oreille l’aspirant qui m’avait annoncé le départ du commandant, cède-moi ta corvée, elle est de longueur. – Où allons-nous donc ? — A Chio ; tu en as jusqu’à demain. — Ma foi, Chio vaut bien une courbature ; je dormirai à la belle étoile. — Et j’embarquai.

Ainsi vit le marin ; son métier lui a fait contracter les habitudes du chameau. Tel que ce prudent voyageur du désert qui, après ses haltes arides, s’il flaire un puits, songeant aux journées sans eaux, aux privations prochaines, s’abreuve pour hier, pour aujourd’hui et pour demain, — tel le navigateur errant au milieu des solitudes de l’océan