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au Frank ; l’Hérule était traité de féroce, le Taïfale d’infâme ; le Hun n’était pas un homme, mais un démon issu du mélange des sorcières scandinaves avec les esprits immondes du désert[1]. Il n’y avait pas jusqu’à l’orgueilleux Visigoth qui ne traînât après lui dans ses triomphes un sobriquet qui le faisait bondir de fureur. On l’appelait truie, c’est-à-dire tiers de setier[2], surnom bizarre qu’il tenait des Vandales, et voici à quelle occasion. Durant une année d’extrême disette, les Visigoths demandèrent aux Vandales, leurs ennemis, mieux approvisionnés qu’eux, un peu de blé que ceux-ci ne cédèrent qu’après s’être fait long-temps prier, et en le mettant à si haut prix, que la petite mesure appelée trule, qui ne faisait pas tout-à-fait le tiers du setier romain se payait une pièce d’or. Les Visigoths, mourant de faim, consentirent à tout et livrèrent tout ce qu’ils possédaient. Après les avoir ainsi dépouillés, les Vandales se moquèrent d’eux, et le surnom de trule leur resta en mémoire de leur humiliation. C’était une insupportable injure pour les superbes vainqueurs de Rome, surtout de la part des Vandales. Lorsque dans quelque rencontre de ces peuples les mots de trule et de loche Vandale venaient à s’échanger, les yeux étincelaient de colère, les crinières fauves se hérissaient, l’épée sortait du fourreau ; et la guerre commençait, — non pas une de ces guerres romaines où la fureur du Germain s’assoupissait bientôt dans l’ivresse du pillage, mais une guerre barbare, une de ces guerres entre frères qui n’ont pour but que la vengeance et pour fin que l’extermination.

L’Espagne fut le théâtre d’une de ces luttes fratricides pendant les années 417 et 418. J’ai raconté ici même[3] comment les Goths, après le meurtre d’Ataülf, avaient élu Vallia au cri de guerre éternelle aux Romains. Ils étaient alors bien décidés à rompre avec l’empire et à rentrer complètement dans leur individualité barbare ; mais, quand ils retrouvèrent en Espagne d’anciens voisins d’outre-Danube avec lesquels ils avaient eu plus d’une querelle à vider, savoir : les Mains dans la Lusitanie, les Suèves dans les montagnes de Calice, et surtout les Vandales, maîtres de la fertile province de Rétique, — ils n’y tinrent pas ; la rancune se ranima de part et d’autre, et les haines éclatèrent avec une violence terrible. Qu’on se figure deux bandes d’animaux féroces aux prises dans une forêt et que l’arrivée des chasseurs ne parvient

  1. C’est l’historien goth Jornandès qui nous transmet ce détail. Notaire illettré (comme il dit lui-même), puis moine, puis évêque de Ravenne, Jornandès a compilé l’histoire des Goths d’après Cassiodore, et aussi d’après les traditions nationales dont on reconnaît çà et là dans ses pages la coloration toute poétique.
  2. Le setier romain, d’après M. Dureau de La Malle, représente un demi-litre ; par conséquent le trule formerait environ un sixième de litre.
  3. Revue des Deux Mondes du 1er décembre 1850.