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pouvons-nous pour l’atteindre ? — Cette question se lie tout de suite dans son esprit à un problème plus général : Que pouvons-nous ? qu’est-ce qui dépend et ne dépend pas de notre volonté ? — La tendance générale de la première solution que Maine de Biran donna à ce problème n’est pas douteuse. Le bonheur ne se trouve pas dans les circonstances extérieures, dans la fortune, dans la puissance, dans les mouvemens violens des passions ; il consiste dans un état de bien-être qui ne se rencontre que dans le calme, et provient avant tout de l’équilibre et du jeu régulier des diverses fonctions de la vie. Pour atteindre à ce bonheur, tout ce que nous pouvons se borne à fuir les excès en tout genre et à rechercher les causes qui produisent en nous des sensations douces ; et comme l’énergie de notre volonté dépend elle-même de dispositions involontaires, ce que nous pouvons véritablement se réduit, si ce n’est à rien, du moins à peu de chose. Telle est la première face sous laquelle la nature humaine se présente à Maine de Biran. Cette direction de son esprit n’est nulle part plus nettement marquée que dans un passage où il recommande la pureté de la conscience et l’exercice de la bienfaisance comme contribuant à « cet état physique dans lequel il fait consister le bonheur[1]. » L’idéal qu’il poursuit, c’est le calme de l’imagination et de la pensée provenant de ce calme des sens que favorisent l’air pur de la campagne, le spectacle d’une belle nature et une santé bien équilibrée. C’est à ce résultat que devait arriver facilement un homme d’un tempérament délicat, sans occupation extérieure et employant les heures de sa solitude à analyser ses sensations, surtout si l’on songe que cet homme était un novice en philosophie, vivant en France à la fin du XVIIIe siècle.

Le condillacisme régnait alors sans contradiction ; il était donc admis que l’image la plus fidèle de l’homme est une statue animée qui reçoit du dehors, et par le canal des sens physiques, tous les élémens de sa vie tant intellectuelle que morale. L’esprit humain est un vase où la connaissance se dépose sans qu’il y ait dans la pensée même un principe d’activité qui lui appartienne en propre. Toute science réelle est renfermée dans les résultats de l’observation sensible ; le reste est vaine fantaisie de l’imagination : voilà pour la théorie de l’intelligence. La volonté est un agent presque mécanique qui cherche les occasions de jouissance et fuit les causes de douleur ; le bien et le mal ne sont que d’autres manières de désigner le plaisir et la peine : voilà pour l’ordre moral. La manière dont Maine de Biran était porté à résoudre le problème du bonheur se trouvait avec cette théorie dans une harmonie parfaite, et il n’est pas facile de dire dans quelle mesure son point de vue résultait de ses observations personnelles, et dans quelle mesure

  1. Journal intime 1795.