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la race, et la manie des archéologues est allée jusqu’à voir dans l’habileté particulière dont toute dame de Granville est douée pour le commerce une trace d’origine grecque.

On pourrait demander comment des lieux qui ne sont devenus habitables qu’au XVe siècle sont occupés par une émigration du XIe. Cet étonnement cesse à l’aspect des lieux. Il est, en effet, probable que les aïeux des Granvillais d’aujourd’hui, navigateurs eux-mêmes, s’étaient groupés à trois kilomètres au sud du port actuel, autour de l’anse aujourd’hui comblée de Saint-Pair ; elle devait, avant l’envasement, être un excellent abri. Le village de Saint-Pair, dont l’église au loin vénérée a tous les caractères d’une construction antérieure aux croisades, était sans doute le plus important parmi ces villages, bourgades et hameaulx dont Charles VII conviait les habitans à peupler sa ville naissante, et, si cet appel coïncidait avec l’envasement de l’anse, la transmigration a dû être facile.

L’amour-propre masculin dût-il en souffrir, il faut reconnaître qu’à Granville le beau sexe l’emporte de beaucoup par l’intelligence et la volonté sur le nôtre. Aussi, peu soucieuses des préceptes de l’apôtre saint Paul et des prescriptions du code civil[1], les femmes ne s’y contentent pas comme ailleurs de régner, elles gouvernent ; mais elles ne se conduisent point en reines fainéantes : cet empire est le prix d’une sollicitude, d’une activité dont peu d’hommes sont capables, et il s’exerce au très grand profit du ménage. Il en est du reste ainsi, mais rarement au même degré qu’à Granville, chez toutes les populations de marins et de pêcheurs. Tandis que les hommes sont à la mer, les femmes administrent la maison, conduisent la famille ; la charge de prévoir et de pourvoir pèse sur elles seules ; elles placent le produit de la pêche, font les recouvremens, préparent les agrès et les approvisionnemens ; le fil des affaires communes est dans leurs mains, et d’autres n’y toucheraient que pour l’affaiblir ou le briser.

La pêche de la morue, celle des huîtres et du poisson frais, sont les principales occupations de la marine de Granville ; mais de toutes les branches de son commerce, la plus susceptible aujourd’hui d’extension est l’exportation de denrées vendues à l’Angleterre. Chaque jour de marché, plusieurs cotres se chargent dans le port de grains, de légumes, de fruits, de volailles, de bestiaux ; navires et cargaisons y viennent à heures fixes à la rencontre les uns des autres, et le développement simultané des besoins de la population britannique et de nos cultures doit étendre à d’autres points de la côte une régularité de relations qui est une condition essentielle d’abondance et de bon marché.

  1. Saint Paul, Ep. Aux Ephésiens, V. 22, 23. — Ep. Aux Colossiens, III, 18. — Code civil, art 213.