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rassasiés ; des bandes de moutons immenses, qui ressemblent à de petits chevaux arabes, errent librement dans les pâturages ; on ne voit pas de bergers avec eux, et ils n’en ont pas besoin. Ils n’ont point l’air effarouché de nos moutons, et je parierais qu’ils ne franchissent jamais leur enclos, tant ils connaissent bien leur devoir ! De jolies maisons couvertes de lierre et de clématites vous apparaissent de loin en loin ; sous leurs péristyles en fleurs s’ébattent de blonds enfans, si blancs et si roses, qu’on ne voit en aucun pays leurs pareils. C’est une idylle, et vous croiriez entendre le chalumeau de Tityre, s’il y avait seulement un rayon de soleil pour vivifier cette campagne heureuse ; mais tout est froid et terne : une brume bleuâtre vous environne, une sorte de mélancolie vous oppresse, et, si riche qu’il soit, ce pays artificiel, où l’homme a eu raison de la nature, mais à qui Dieu a refusé la flamme comme à Prométhée, ne vous inspirera jamais cet amour que vous avez donné de si grand cœur aux landes de la pauvre Espagne et aux montagnes d’Italie.

J’aurais fort à dire encore, s’il était permis, quand on se dirige à toute vapeur vers le Palais de Cristal, de s’attarder ainsi dans des rêveries bucoliques ; ce serait un contre-sens. Adieu les grands chênes, les lacs transparens et les horizons bleus ! Fraîches émotions des champs, saines émanations des bruyères, brises du soir trop souvent chantées, adieu ! votre temps est fini. La poésie de la nature est morte à tout jamais. Notre siècle, qui a vu périr tant de, bonnes vieilles choses, a donné le coup de grace aux rapsodies pittoresques. Les amoureux et les faiseurs de romances doivent en prendre leur parti ; le monde n’a plus de surprises ni de mystères. C’est un grand damier dessiné par des chemins de fer, traversé par des omnibus où l’on ne peut, sans être fort ridicule, voyager pour le plaisir de voyager. Au récit de nos excursions d’autrefois, nous endormirons nos enfans comme nous endormaient nos pères en nous contant leurs batailles. Ils ont été les derniers soldats, et nous serons les derniers touristes. La poésie a changé de mobile, elle s’est déplacée ; mais elle est grande, vivace, jeune et puissante toujours. Ne soyons pas injustes, nous qui avons encore un pied dans le passé ; réunir dans une pensée commune tous les peuples de la terre, faire un appel à leur génie, stimuler leurs efforts, les instruire les uns par les autres, confondre leurs intérêts, leur ouvrir un concours universel et préparer ainsi par cette fusion générale la solidarité future de toutes les races de la terre, n’est-ce pas là de la poésie ? Oui, c’est la grande poésie de l’ère qui commence, et elle vaut bien celle de nos méditations maladives, de nos élégies de poitrinaires et de nos terribles batailles. Pourquoi donc tout à l’heure ai-je blâmé M. de Lamartine, qui a chanté si bien la première, de nous conduire maintenant gratuitement à la seconde ? Ne lui reprochons rien,