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un cabriolet. Au moment où ils tombaient à Chartres, j’arrivais à la gare du chemin du Nord, et ils eurent beau presser leur retour, avant qu’ils revinssent à Paris, j’étais à Douvres. Voilà ce qui se fait de notre temps. Il y a cinq ans, Paris était plus loin de Fontainebleau qu’il ne l’est de Londres à présent, et tel dandy qui prend ce soir une glace à Tortoni mangera demain matin des muffins à Clarendon. J’étais donc à Douvres bien avant le lever du soleil ; le soir, si bon me semblait, je pouvais arriver à Édimbourg, ou bien dans onze jours à New-York ; mais j’allais fort paisiblement visiter le Palais de Cristal. Il en coûte 50 francs ; il en coûte, hélas ! bien moins, si l’on veut. Figurez-vous que la première chose que l’on aperçoit en arrivant à la gare du Nord, — ici commence le récit de mes impressions, — c’est une grande affiche jaune, où l’on lit en grosses lettres : « Voyage à Londres sans rien payer ; abonnez-vous au Pays, par A. de Lamartine. » Oui, quiconque se voue à lire pendant un an le journal de M. de Lamartine a droit à un voyage gratuit en Angleterre. Un homme existe qui promet cette récompense, et il tient parole. Ah ! la vapeur peut enfanter des merveilles, le gaz gonfler des ballons invraisemblables, un tunnel sera peut-être établi sous l’Atlantique, et, si Dieu nous prête vie, nous irons après dîner acheter notre cigare à la Havane ; mais jamais nous n’assisterons à un pareil phénomène ! O mes camarades de jeunesse ! ô vous qui pâlissiez avec moi sur les bancs du collège voici quelque quinze ans, vous rappelez-vous sans émotion ces volumes déchiquetés des Méditations et des Harmonies que l’on cachait sous les pupitres, qu’on lisait avec effroi sous l’œil du maître, que l’on dévorait les soirs sous la lampe de l’étude, et pour lesquels on négligeait (ô naïve enfance !) les leçons de Virgile et du vieil Homère ? Vous rappelez-vous ces premières émotions de l’esprit qui ressemblent aux premières émotions du cœur, et ces doux chants qui ont bercé, qui ont amolli les songes de jeunesse de tous les hommes un peu pensifs de notre génération ? Eh bien ! celui qui les murmurait à nos oreilles, ces strophes enchanteresses, celui qui nous a valu tant de pensums, notre poète, notre dieu, si nous voulons lire sa prose aujourd’hui, loin de nous punir, on nous donne place dans un wagon ! Et nous sommes jeunes encore pourtant, et c’était hier, Elvire, que vous nous apparaissiez,

Dans ce désert du monde
Habitante du ciel, passagère en ces lieux !

Mais ne nous étonnons de rien ; à nos malheurs, il faut au moins gagner quelque sang-froid ; nous sommes en Angleterre d’ailleurs, dans le pays des surprises, nous allons voir des merveilles, et nous aurons tout le temps de nous exclamer plus tard. Douvres cependant n’a rien qui enthousiasme ; c’est une ville triste, noire et muette : on dirait une