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rôle passif, et je lui demandai ce qu’il me conseillait de faire pour empêcher que la fâcheuse aventure où nous étions engagés n’aboutit à un dénoûment tragique.

— Vous avez à faire une chose bien simple : ce sentier que vous voyez et à l’angle duquel a tourné Cristino conduit par un circuit au Palmar. Suivez-le pendant quelque temps, mettez pied à terre, attachez solidement votre cheval dans quelque fourré, enfoncez-vous à pied dans les bois ; marchez toujours avec la lune en face de vous et avec votre ombre derrière ; vous ne pourrez manquer d’arriver au Palmar ; et si vous y êtes avant nous, tant mieux. Je motiverai de mon mieux votre disparition.

Je remerciai le capitaine de ses avis, et je m’éloignai par le sentier qu’il m’avait indiqué.


III

Ce n’est pas une petite affaire pour un voyageur européen que de se trouver seul et déjà épuisé par une journée de marche au milieu des labyrinthes d’une forêt vierge. J’avoue que, si la vie d’un homme n’eût été en jeu dans cette occasion, j’aurais prosaïquement repris la route par laquelle j’étais venu pour aller demander dans quelque cabane du petit village d’où je sortais une hospitalité moins orageuse que celle du gaucho. Toutefois les instructions de don Ruperto étaient assez précises pour que je ne risquasse pas de m’égarer en supposant même que ma tentative demeurât inutile. Je cheminai donc quelques instans dans le sentier que je venais de prendre, je mis pied à terre et j’attachai mon cheval à un arbre ; puis, après avoir soigneusement noté dans ma mémoire la configuration de l’endroit où je me trouvais, je passai mes deux pistolets à ma ceinture et je m’enfonçai dans les fourrés, marchant comme on me l’avait recommandé avec la lune en plein visage.

Une semblable recommandation n’était pourtant pas facile à suivre. À peine mes regards pouvaient-ils percer le dôme épais du feuillage pour interroger de temps à autre, — tant j’avais peur de m’égarer dans ce labyrinthe de forêts, — le cours de la lune, qui nageait dans un ciel d’une admirable pureté. Peu à peu cependant la limpidité de l’atmosphère parut se ternir ; il me semblait que des nuages noirs traversaient les airs avec une rapidité surprenante, car je ne sentais pas le moindre souffle de vent autour de moi. Bientôt un reflet étrange se dessina sur la voûte du ciel ; ce reflet était changeant, tantôt d’un blanc jaunâtre comme les premières lueurs de l’aube, tantôt empourpré comme les dernières teintes du couchant. En même temps, il me semblait que les solitudes muettes s’éveillaient et se remplissaient de