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et, comme il craignait sans doute d’être reconnu, il a traversé le pont d’un pas si brusque, qu’il a failli me précipiter dans le torrent.

Tout en parlant, j’observais la singulière famille au milieu de laquelle le hasard m’avait conduit. La sombre figure du gaucho exprimait une impatience péniblement contenue. La femme de Cristino et sa plus jeune fille semblaient m’écouter avec indifférence ; mais il n’en était pas de même de la fille aînée du. Chilien, et à peine eus-je parlé de ma rencontre sur le pont de lianes ; que je remarquai un grand trouble sur sa physionomie. La curiosité que j’avais pu lire jusqu’à ce moment dans ses regards se changea en une visible inquiétude. Ses beaux yeux noirs fixés sur moi semblaient m’adresser une énergique et douce prière. L’homme que j’avais rencontré sur le pont de lianes, elle le connaissait donc ? elle craignait pour lui les soupçons, la terrible colère de Cristino Vergara ! et j’avais, sans le vouloir, commis une indiscrétion qui pouvait entraîner des suites funestes. Je laissai voir aussitôt à la jeune fille que j’avais compris ses supplications muettes. — L’homme qui a fui devant moi sur le pont de lianes est évidemment, repris-je, quelque salteador ou routier du voisinage, qui m’aurait dévalisé s’il m’avait ; -ù sans armes, et que mon équipement presque militaire a décidé à une brusque retraite. Je donnai néanmoins cette explication avec une sorte d’embarras qui ne pouvait échapper à un observateur quelque peu pénétrant, et le gaucho ne me répondit que par un geste de doute. Heureusement l’arrivée du capitaine vint donner un autre cours à l’entretien. Cristino Vergara se leva avec empressement pour tendre la main à son vieux camarade.

— Soyez mille fois le bienvenu, dit-il à don Ruperto ; je vous remercie de n’avoir pas oublié que la hutte de Cristino Vergara est sur la route de San-Blas.

— Vous me remercierez bien plus chaudement encore, répondit le vétéran, quand vous saurez ce qui m’amène ; mais je ne le dirai qu’à vous seul. En ce moment, je vois que vous êtes tous en bonne santé jet que nous n’arrivons pas trop tard ; c’est l’essentiel, ajouta-t-il en me lançant un regard d’intelligence. Je vois aussi que ma belle Fleurde-Liane est devenue une grande et charmante fille.

Fleur-de-Liane, c’était la fille aînée du gaucho, s’éloigna en rougissant, et sa sueur la suivit. Le gaucho, avec sa femme, alla, de son côté, donner quelques soins à nos chevaux. Resté seul avec le capitaine, je ne pus m’empêcher de lui faire part de l’impression d’inquiétude qui m’était restée de mes premières paroles échangées avec Cristino devant sa fille. Fleur-de-Liane rentra au moment où le capitaine allait me répondre. La jeune fille s’empressait autour de nous avec une impatience mal dissimulée. Je crus comprendre qu’elle désirait que le