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bienheureuse année 1848, qui n’a vu prospérer que des candidatures de toute espèce et de toute couleur, l’auteur des Deux Jumeaux mettait autant de soin à se tenir à l’écart et à refuser des suffrages que d’autres à les poursuivre. Il eut une voix pourtant aux élections, et ce fut ce qui le charma, d’abord parce qu’elle était seule, ensuite parce qu’elle venait du fond de l’Afrique, d’un pauvre soldat inconnu, de l’Agenais sans doute. Cette voix unique et désintéressée lui renvoyait du plus loin un écho de sa popularité de poète. C’était une voix donnée à Marthe, à l’Aveugle de Castelcuillé, à Françounetto, à toutes ces inventions qui font de Jasmin le créateur nouveau d’une vieille langue.

Il y a ainsi une sorte de charme suprême parfois à observer les singularités et les nuances les plus diverses du monde intellectuel, à interroger ces vieux débris, ces vieilles langues, et, — tandis que le génie de la France est visiblement plongé dans la crise la plus laborieuse, — à retrouver la trace de ces élémens primitifs vaincus, absorbés par lui, mais qui conservent néanmoins une certaine vie propre, une certaine saveur native et locale. Cette poésie survivante où palpite un vieux sentiment local peut nous faire faire quelque retour sur nous-mêmes et nous inspirer quelque réflexion. Où donc en est aujourd’hui la poésie française elle-même dans ce qu’elle a de plus large et de plus universel ? où sont ses œuvres et ses gages ? Les écoles qui ont eu la prétention d’exprimer dans la poésie la pensée du XIXe siècle sont mortes ou découragées, et véritablement nous assistons à un phénomène des plus étranges, celui d’une postérité prématurée s’emparant de toute une littérature dont les représentans vivent encore. N’est-il point tel poète dont il est avéré dès aujourd’hui que l’œuvre, dans ce qu’elle a eu de remarquable et de digne de rester, tiendra en un petit volume comme l’oeuvre de Ronsard ? Tel autre, en se commentant lui-même, en détruisant en prose le charme profond et idéal qui s’était attaché à ses vers, ne se rejette-t-il pas de ses propres mains dans l’histoire ? Ce n’est point qu’une inspiration plus jeune remplace l’inspiration des premiers jours ; ce n’est point que quelque chose de nouveau se manifeste et grandisse. C’est un des traits particuliers du moment où nous vivons de présenter en toute chose le caractère d’un interrègne, — interrègne singulier au point de vue littéraire, — où ce qu’il y a de mieux à faire pour goûter un peu de poésie franche et vive, c’est encore d’ouvrir des livres écrits dans des idiomes dont quelques races populaires originales conservent seules la tradition. Pourquoi s’en étonner d’ailleurs ? Chaque éclipse du génie universel de la civilisation rend leur intérêt aux génies locaux ; chaque défaillance de la grande patrie ravive dans les cœurs l’image de la petite.


CH. DE MAZADE.