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forment comme un trésor de poésie morale, — les Calendes de l’hiver, le Vent, les Rameaux, les Splendeurs, Soit ! le Chant du Coucou. Si les chants historiques du vieux barde respirent la douleur patriotique, ses vers gnomiques laissent pressentir le sage, l’esprit rare et pénétrant, et plus d’une fois aussi, selon la juste remarque du commentateur français, le cœur du vieillard infirme et attristé gémit encore par la bouche du sage, comme lorsqu’il compare l’homme à la feuille qui tournoie au gré du vent, « vieille, quoique de l’année ; » comme lorsqu’il dit : « Les soucis habitent avec le vieillard, de même que les abeilles dans la solitude. » En véritable Celte, Liwarc’h fait de la ténacité la clé du génie : il appelle l’intelligence la lumière de l’homme ; il proclame la bonté supérieure à la beauté et de même âge que le bonheur ; il vante la discrétion et l’amour du silence, la gaieté vraie et saine que Dieu lui-même loue. Quelques-unes de ces maximes du moraliste breton sont d’une délicatesse et d’une profondeur singulières, où le barbare du VIe siècle disparaît assurément. « L’esprit rit à qui l’aime, » dit le poète ; — « heureux l’homme qui voit son ami ! » — « la femme doit apporter le sommeil à la douleur. » — C’est ainsi que l’observation morale se mêle à l’inspiration héroïque dans cette poésie des bardes qui, pour nous, a surtout un intérêt historique et littéraire, et qui, pour les descendans de la même race, est de plus une tradition nationale, un dépôt de souvenirs domestiques tout-puissans sur l’imagination populaire.

Comment cette poésie écrite dans une langue vieille de treize siècles, confiée le plus souvent à la voie incertaine des traditions orales, ayant à lutter presque toujours contre un courant général d’idées contraires ou indifférentes, a-t-elle pu néanmoins survivre et se transmettre ? C’est là une de ces questions semi-historiques, semi-littéraires, qui peuvent s’élever à l’occasion de toute langue passée du rang d’idiome consacré et souverain au rang d’idiome purement populaire. Comment s’expliquent les fortunes diverses de cette langue ? Quel est le jour où on a pu dire qu’elle était définitivement vaincue comme langue littéraire ? A quels mouvemens de l’histoire, à quelles transformations de la vie sociale et des mœurs correspondent ses altérations successives ? A quelles causes subtiles et profondes doit-elle encore de vivre et d’être l’objet du culte populaire ? Dans quelle mesure est-il donné à des nationalités primitives de conserver leur originalité ancienne au sein d’une nationalité supérieure et plus large ? Comme on le voit, mille questions délicates ou savantes s’éveilleraient aisément. Ce qui a donné naissance à la poésie celtique des bardes, pourrait-on dire, est justement ce qui a contribué à la faire durer et à favoriser sa transmission : c’est la vivacité d’un sentiment national ardent et jaloux. Vaincue comme nation souveraine et indépendante, chassée ou morcelée par les invasions et la politique, réduite à s’enfermer dans ses vallées, dans ses montagnes,