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et quelques-uns des ouvrages auxquels l’emprunt était spécialement destiné par la loi qui le votait ne sont pas même commencés aujourd’hui.

Après cela, comment s’étonner de la défiance invincible qu’a soulevée le radicalisme ? Quatre ans de règne ne lui ont pas assuré une position plus stable. Il domine moins par sa propre force que par la répugnance de ses adversaires pour les luttes violentes, pour les émeutes et les querelles de la rue. Son grand art consiste à manipuler avec dextérité la matière électorale, et il y apporte un mélange d’audace et de ruse devant lequel toute opposition légale est complètement impuissante. Usant sans scrupule de ses moyens d’influence sur es électeurs, il emploie tour à tour la flatterie et l’intimidation. Tantôt c’est une route ou bien un pont que l’on propose de construire au moment où l’on a besoin des votes de ceux qui sont intéressés à l’exécution de semblables projets ; tantôt ce sont des injures et des insinuations perfides lancées dans les journaux contre les conservateurs qu’on accuse d’être des réactionnaires altérés de vengeance, des traîtres vendus à l’étranger. Puis, quand vient le jour de l’élection, le local où elle doit se faire est assiégé de bonne heure par une foule turbulente qui envahit les bureaux sous la présidence de quelque fonctionnaire du gouvernement, organise dans la salle une fabrique de bulletins à l’usage surtout des électeurs de la campagne qu’on circonvient sans peine, fait apporter du vin pour rafraîchir les gosiers altérés par de fréquentes disputes dont le bruit étouffe toutes les réclamations, et enfin prononce sur la validité des élections, qu’elle annule sans cérémonie quand elles sont contraires au gouvernement[1].

En ce genre de roueries, le radicalisme genevois est fort habile, c’est une justice à lui rendre ; il est vrai qu’il n’a pas d’autre expédient pour se soutenir. L’inertie de ses adversaires ne lui donne pas de prise : il voudrait bien les forcer à prendre son emprunt, à l’aider de leur bourse et de leur influence ; mais il n’ose, parce qu’il sent que, dans un pays libre depuis des siècles, les résistances individuelles seraient opiniâtres et useraient vite son pouvoir né d’hier. L’opposition conservatrice, quoique exclue des conseils, n’en occupe pas moins une haute place dans le pays par ses lumières, par ses richesses, par l’estime qui l’entoure. Son activité se dirige sur les moyens de contre-balancer l’effet des mauvaises doctrines et d’y soustraire la jeunesse. Elle s’est efforcée de créer, en dehors de l’action gouvernementale, un centre de mouvement intellectuel et d’éducation morale qui conserve au pays sa bonne renommée, tout en lui préparant un meilleur avenir. Ne perdant pas courage, elle a continué la lutte dans la presse et dans les élections avec une persévérance remarquable.

En 1849, le peuple étant appelé à réélire le conseil d’état, les conservateurs essayèrent de nouveau leurs forces. Un comité d’hommes indépendans et actifs

  1. C’est ainsi qu’en 1848 l’élection de M. le général Dufour et de deux autres candidats conservateurs, comme députés au conseil national, fut cassée, quoiqu’ils eussent obtenu la majorité des suffrages. Dès que le résultat du scrutin fut connu, on entendit crier : « Aux armes ! » et la crainte d’une émeute fit trouver un prétexte d’annulation dans de légères irrégularités qui ne pouvaient avoir aucune influence sur le vote. D’ailleurs le président des bureaux était lui-même le candidat des radicaux, et le lendemain le gouvernement, accusant les conservateurs d’avoir cherché à faire du désordre, menaçait de donner sa démission, si l’on persistait à repousser ses candidats.