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bœufs. Un jour, le royal amant causait théologie avec sa belle maîtresse, — au XVe° siècle, l’amour et la théologie s’accordaient mieux que le papisme et la réforme, — et, comme la dame de Tourpes pressait le Béarnais de se convertir, — peut-être en l’embrassant, c’est un détail omis par l’auteur - « Mon bel ange, dit le Béarnais, êtes-vous aussi bonne catholique que vous voudriez que je le fusse ? Allez-vous souvent à la messe ? — Je ne l’entends jamais sonner, la cloche de Bures est si petite ! — Eh bien ! pour que vous l’entendiez sonner à l’avenir, je vous enverrai les cloches de la première ville que je prendrai. » Peu de temps après, Henri maître d’Hesdin, envoyait à Bures un carillon complet, et, comme Gabrielle était la plus belle des femmes, on donna son nom à la plus belle des cloches du carillon de Bures. Les savans et les pédans. — la distinction n’est pas toujours facile à faire, — trouveront sans doute que les livres de M. Decorde pèchent par la méthode, et qu’ils manquent de ce qu’on appelle la rigueur scientifique. Le reproche serait grave, si l’auteur avait écrit pour conquérir les suffrages de l’Académie des Inscriptions ; mais, comme il a eu le bon esprit d’écrire tout simplement pour ses compatriotes, comme il a voulu populariser quelques notions historiques intéressantes, placer quelques ruines sous la protection des traditions locales, attacher enfin par le souvenir au sol qui les nourrit : les robustes enfans de la terre normande, nous ne l’inquiéterons pas sur quelques détails de mise en œuvre ; il a fait mieux que beaucoup de savans de profession : il a mis dans ses livres du patriotisme et du cœur, et certes un bon sentiment vaudra toujours mieux qu’une bonne phrase.

Les documens publiés par M. Bonnin, sous le titre de : Souvenirs et Journal d’un bourgeois d’Évreux, se rattachent, comme les livres de M. Décorde, à ce que nous appellerons l’école populaire historique. L’auteur de ces Souvenirs est un vannier d’Évreux, Christophe Rogue, né en 1765, mort en 1830. Ils s’étendent de 1740 à 1830, l’auteur s’étant appliqué à raconter non-seulement ce qu’il avait vu par lui-même, mais aussi ce qu’il avait recueilli de la bouche des vieillards contemporains de son enfance. Il y a là, au point de vue local, un intérêt véritable ; le passé y revit jour par jour dans ses moindres détails ; la période révolutionnaire mérite surtout d’être lue, car ici, comme dans toutes les villes de province, les excès de la terreur se montrent, dans leur sauvagerie et leur ridicule, et c’est là une remarque que nous aurons encore occasion de faire plus d’une fois. Étranger aux passions politiques, élevé par son bon sens et son humble condition au-dessus des ambitions de parti, l’auteur des Souvenirs, assiste au drame de 93 comme un spectateur désintéressé qui suit du parterre les péripéties d’une tragédie sanglante, et quand la guillotine se dresse sur la place publique, quand on renverse les vieux monumens, quand on emprisonne des bourgeois paisibles, il se demande, avec surprise ce que cette bonne ville d’Évreux, si honnête et si calme, a fait, pour qu’on la traite ainsi. Il ne comprend rien au progrès par le meurtre, le pillage et la destruction, et ce récit simple si naïf, sans prétention, sans phrases ambitieuses, ce récit souvent incorrect s’élève parfois à la dignité de l’histoire. On sent dans ces pages, écrites, sous l’impression des événemens contemporains, combien la perspective d’un siècle change la physionomie des choses, et combien de mensonges ont dû s’entasser, malgré la bonne foi des auteurs, dans les livres écrits à distance.